Quand je me mis à écrire Le Fuseau, ma petite-fille avait découvert la Belle au Bois Dormant, et elle était aussi solidement arrimée à l’histoire que l’héroïne du conte était enchâssée dans son nid de ronces.
Son soudain attrait pour ce conte était difficile à cerner. En revanche, elle avait à son propos une question bien précise : pourquoi Aurore dormait-elle aussi longtemps (la malédiction de la sorcière n’étant apparemment pas une raison suffisante) ?
Je lui proposais d’abord la réponse que j’avais reçue enfant (c’est comme ça, c’est juste une histoire), avant d’essayer de la distraire en lui proposant de faire des cookies.
Mais le mystère de cette longue sieste continuait de la chagriner et avait réveillé en moi le souvenir d’interrogations similaires (au même âge, sans doute) restées sans réactions de la part de mon entourage.
Il me fallait trouver une réponse à cette grave question.
Quelques indices, glanés au fil de mes lectures, proposaient la piste d’une initiation (voir Qui Dort…), mais comment expliquer à une petite fille ce concept qui n’était pas si clair dans mon propre esprit ?
Et si je pouvais raconter plutôt qu’expliquer ce long sommeil à l’enfant ? L’idée d’écrire une histoire venait de germer ; dans mon esprit et dans mon journal, la question et les réflexions que le projet suscitait entamaient leur étrange et mystérieuse danse.
Les contes ne donnent pas de recette, ils offrent des images qui, si on leur en laisse le loisir, travaillent en profondeur.
Celui de La Belle au Bois Dormant me proposait le fuseau, un objet totalement étranger à notre vie moderne et à propos duquel je n’avais que des notions très abstraites.
J’avais, moi, un outil qui n’existe pas dans les contes (sous cette forme, j’entends), internet, où je trouvai sans difficulté les informations dont j’avais besoin pour parfaire mon éducation. Manier un fuseau demande évidemment une dextérité qui ne peut s’acquérir qu’avec la pratique, mais, en théorie, je devins rapidement une experte.
Et je dus me rendre à l’évidence : il est fort difficile de se blesser avec un fuseau !
Cette petite question pratique me poussa à explorer l’objet du délit, me permettant, petit à petit, d’en comprendre le sens profond et la pertinence.
Le fuseau est un outil très ancien, utilisé déjà il y a cinq ou six mille ans pour faire du fil à partir de fibres, végétales au début de l’histoire de l’humanité (chanvre, lin, coton), puis animales un peu plus tard (moutons, chèvres, chameaux ou lamas). Ce matériau de base est ensuite tissé ou tricoté et devient tapis, tentures, couvertures ou vêtements, autrement dit protection ou parure, au cours d’un travail dont on peut dire qu’il est éminemment féminin.
Le fuseau m’apparaissait donc être un symbole féminin (plutôt que phallique, désolé, M. Freud et Cie), d’autant plus qu’il fut un temps où un homme surpris en train de filer y perdait son honneur !
D’ailleurs, dans les contes que je connais, un seul homme manie le fuseau. Rumpelstiltskin, connu aussi sous le nom de Nain Tricassin, file de la paille en or pour tirer une jolie meunière du mauvais pas où, comme par hasard, elle a été mise par son père. Mais cela est une autre histoire (voir Le Nom).
Manier un fuseau avec dextérité, me disais-je, peut être une métaphore pour une vie de femme indépendante, sûre d’elle et de sa place, qu’elle occupe sans empiéter sur celle des autres et sans se laisser envahir. Ou d’homme, d’ailleurs, car, quand Gandhi se mit à filer, le fuseau devint un symbole d’autonomie et de résistance à l’oppresseur étranger.
Apprendre à manier cet outil illustre alors la transformation de l’enfant en adulte : Aurore, notre héroïne, se croyant déjà femme, essaye de filer et commence par se blesser.
Si l’on voit le sang de cette écorchure comme une allusion aux premières règles, on peut concevoir que cette blessure mystérieuse (qui annonce à la jeune fille qu’elle devient féconde) est une invitation à la difficile métamorphose de l’enfant en femme adulte, autonome et créative, qui est sa destinée, mais qui ne s’accomplira pas sans qu’elle la choisisse.
Et il m’apparaissait que la transformation de la toison brute du mouton en un précieux vêtement illustrait à merveille les étapes de cette maturation.
On commence avec ce que nous fournit la nature, notre environnement, les expériences de notre enfance et notre éducation (le mouton et sa laine).
Il faut ensuite devenir conscient de notre fonctionnement, trier nos croyances, définir nos valeurs, établir nos priorités (travailler cette matière, la débarrasser de ses impuretés et en aligner les fibres).
Finalement, il faut mettre tout cela à profit et à l’épreuve pour tisser une vie riche et satisfaisante (prendre cette substance à peine consistante, la tordre pour en faire un fil long et résistant, puis le tisser, le tricoter, le coudre).
Et cela prend du temps, beaucoup de temps. En réalité, ce qui, dans notre conte, est emballé en deux phrases et une longue sieste est l’apprentissage d’une vie.
Oui, il y faut largement cent ans et sans doute bien plus ! Surtout si l’on considère que l’ouvrage n’est jamais terminé : on n’en finit pas d’apprendre, d’expérimenter, de choisir, de bouger. Il y a toujours un autre mouton à tondre, sa laine à filer, un ouvrage à remettre sur le métier, pour réparer, modifier, affiner, décorer…
Pour moi, je commençais à voir la trame, si j’ose dire, d’une histoire qui eut pour titre Le Fuseau, et qui montrait à ma petite fille que pour devenir grande (ou se réveiller reine), ça prend du temps.