Je ne décide pas du thème de mes contes, j’attends qu’il me fasse signe. Je me mets en mouvement quand frissonne mon stylo, cette baguette de sourcier qui cherche l’histoire plutôt que l’eau.
Car ce n’est jamais juste une histoire : une image se présente à mon esprit quand, plus ou moins consciemment, je cherche une réponse. Ma question invite le symbole dont j’ai besoin pour poser et résoudre mon problème.
Mais plantons le décor :
Mon ado de fille était devenue maman et j’avais du mal à ne pas considérer cette maternité précoce comme un choix hasardeux pour son avenir.
D’autant plus que le couple n’avait pas duré et elle s’était rapidement retrouvée seule avec l’enfant.
Insidieusement, je me sentais coupable de ce choix et je me faisais un sang d’encre pour ma fille et ma petite fille, même si je voyais bien que cela m'empêchait de leur apporter une aide véritablement pertinente.
Ajouter à cela, pour faire bonne mesure, que, malgré tous mes efforts pour l’aider, ma fille m’accusait d’être une mauvaise mère et même, une mauvaise grand-mère.
Or, l’injustice de cette accusation me mettait dans une rage telle que j’aurais parfois, comme la belle-mère de Blanche-Neige, appelé mon chasseur pour qu’il fasse disparaître l’ingrate au fond d’une forêt.
Mais il était hors de question que je me comporte comme la méchante belle-mère et, me trompant de cible, parte en guerre contre mon enfant.
C’est à ce moment-là que le miroir magique de Blanche-Neige fit irruption dans mon journal.
Les miroirs font partie de notre ordinaire. Pourtant, ils restent des accessoires à part. Dans nos salles de bain, ils semblent refléter la réalité, mais ils ne sont pas dénués de magie : qui n’a pas fait l’expérience de se regarder dans la glace et d’y voir, un jour, une beauté éclatante, un laideron le lendemain et une parfaite inconnue quelques jours plus tard ?
Quant aux miroirs des histoires, ils reflètent eux aussi, toutes sortes de réalités : ils servent aussi bien à voir le passé que l’avenir, le proche que le lointain, le dedans que le dehors ; ils dévoilent nos désirs les plus chers ou nos peurs les plus secrètes. Il y en a même un - celui d’Alice - qui permet de passer d’une dimension à une autre.
Le miroir est, surtout, une métaphore de notre faculté à considérer la structure complexe de notre identité, une capacité intimement humaine et aussi très récente.
Car il réfléchit notre image en la séparant de l’ombre, de l’arrière-plan. De la même façon, notre conscience réfléchit à ce que nous sommes en triant, en organisant nos sensations, nos expériences, nos croyances pour créer un tout cohérent. Elle tente de dégager du sens à partir de tout notre vécu, y compris ces programmes « téléchargés » dans notre cerveau d’enfant avant que nous ayons pu en vérifier l’efficacité ou l’intérêt.
Le miroir, tout comme la conscience, est l’endroit où l’on voit ce que l’on veut voir, ce que l’on peut voir et (au bout d’un long chemin et avec un peu de chance) ce qu’il y a à voir.
Le miroir du conte avait cette capacité à dire la vérité et il ne s’était pas invité dans mes réflexions par hasard.
Je décidai d’y regarder de plus près. Postée à côté de ma reine, je la vis donner à mon tourment de l’espace et un déguisement qui me le rendait plus supportable.
Je réalisai à quel point je revivais à la fois ma propre maternité très conflictuelle avec ma mère et mon enfance.
Je retrouvais, sous ma rage et ma révolte, ce sentiment d’abandon et d’impuissance de l’enfant que j’avais été, incapable de plaire à ses parents, de les satisfaire, de donner un sens à leur vie.
Cela contribua à calmer ma colère face à ce que j’avais pris pour de l’ingratitude de la part de ma fille et voyait maintenant comme un désir d’autonomie.
Et je réalisais qu’il me fallait cesser de croire qu’une bonne partie des choix que j’avais regrettés étaient, de près ou de loin, la faute de ma propre mère.
Je crus que cela suffirait à régler notre problème et j’écrivis la première partie du conte.
Hélas, je voyais ma fille se débattre contre l’image qu’elle avait de moi, l’empêchant de devenir mère à part entière.
Un nouveau dialogue s’engagea dans mon journal, entre la page blanche (un miroir qui ne mâche pas ses mots) et moi (une reine qui n’a pas les idées très claires).
Extrait :
Page Blanche/Miroir :
- Majesté, vous ne pouvez pas trafiquer un conte de cette façon, c’est dangereux ! Êtes-vous sûre de savoir ce dont Blanche-Neige a vraiment besoin?
Regardez la Belle au Bois Dormant : son père détruisit tous les rouets du royaume. Cela changea-t-il le destin de sa fille? Au bout du compte, il fallait qu’elle se pique et elle s’est piquée!
Moi/Reine :
- Mais à quoi m’ont servi toutes ces années de travail sur moi-même? Je l’ai fait pour elle aussi, pour qu’elle ne souffre pas comme j’ai souffert, pour qu’elle n’ait pas à faire la servante chez ces nains, pour qu’elle ne meurt pas avant d’avoir vécu !
Miroir :
- Je comprends votre frustration, Majesté, mais ne mélangeons pas tout : ce que vous avez fait, vous l’avez fait pour vous. Et n’essayez pas de changer le sujet : il s’agit de votre fille et de SA destinée. Or, réfléchissons un peu.
Si la princesse était restée sagement à broder dans le boudoir de son château, le prince n’aurait sans doute jamais entendu parler d’elle.
Car, que se passe-t-il quand l’enfant ne peut pas quitter ses parents ? Quand il est piégé par l’aide qu’ils lui apportent ? Il croit ne pas pouvoir s’en passer, mais comment être reconnaissant de ce qui lui barre la voie de l’autonomie, de l’indépendance ? Que va-t-il advenir de Blanche-Neige si vous lui retirez sa terrible épreuve ? Ne risque-t-elle pas de rester dans un no-man’s land de sable ou de neige dans lequel elle ne pourrait rien construire ? On a besoin de pierre, de ciment, de bois pour se faire une maison. On a besoin d’eau, d’air et de soleil pour que cela durcisse et sèche… Je vous en prie, Majesté, acceptez et essayez de comprendre ce qu’elle vit et exercez-vous à la confiance, en vous, en elle, en la Vie…
Je me remis donc au travail puisque le conte n’était pas terminé, et je suivis ma reine, partie à la recherche de sa propre destinée.
Elle me permettait d’avancer doucement dans le long processus de réconciliation avec la mère que j’avais eue, celle que j’avais été et celle que j’étais; avec mes filles, aussi, la grande, la petite et celle de mon passé.