La Balade du Chevalier
1
Le Château
Au croisement, Gontran, indécis, arrête sa monture : où aller maintenant, à droite ou à gauche ? Il lâche les rênes et inspecte l’horizon, dressé sur ses étriers : à sa droite, il distingue une tour et les remparts d’un imposant manoir. À sa gauche s’élève une chaine de montagnes rosies par le couchant au pied de laquelle s’étend une forêt sombre à souhait. Le jeune homme fronce les sourcils :
– Qu’est-ce que tu en penses : le château ou la forêt ?
Le cheval tend le cou vers une touffe d’herbe d’un vert irrésistible :
– Pour un chevalier novice comme toi, cow-boy, tout juste sorti de l’École des Hautes Études de Chevalerie, il y a du potentiel dans les deux directions. Personnellement, je n’ai pas de préférence.
Retirant ses lunettes, Gontran se met en devoir de les astiquer consciencieusement, puis :
– Que dirais-tu de la forêt, alors ? S’enfoncer dans une nature sauvage, dormir sous la voute immense du ciel étoilé, découvrir la faune et la flore locale, brigands, ogres et sorcières… explorer des cavernes mystérieuses ou débusquer des fontaines enchantées !
Négligeant le fait que sa monture s’est remise en marche, le jeune homme poursuit, emporté par son sujet :
– Non que les forteresses et les villes manquent d’intérêt : princesses ensorcelées, trésors fabuleux, textes anciens, intrigues de cour… quoi d’autre ? La question s’était présentée à l’épreuve de travaux pratiques de troisième année : 1. Donner la liste complète des opportunités de château. 2. Sélectionner un item et le
développer. J’avais choisi les manuscrits précieux et obtenu une excellente note.
Cependant, de brin d’herbe délicieux en touffe savoureuse, le cheval a pris la direction du château, ce que constate son cavalier qui a remis ses lunettes.
– Mais… où vas-tu ? proteste-t-il. On avait dit la forêt ! Cela me reposera de l’agitation des cours et de la vie estudiantines. Et puis, j’ai besoin d’un peu de tranquillité pour réfléchir à mon plan de carrière.
Comme son fidèle destrier, imperturbable, poursuit sa route, Gontran tente la franchise :
– En fait, je ne me sens pas encore de taille à jouer les chevaliers accomplis. Tu me vois, défendant les couleurs d’une illustre inconnue dans des joutes et tournois où on s’affronte pour prouver son courage, sa maitrise et la suprématie de ses muscles ? Les muscles surtout, qui ne sont pas mon point fort ! Je préfère bivouaquer autour d’un feu de camp, et tu me raconteras des histoires.
Comme cet argument n’a aucune incidence sur la trajectoire de sa monture, Gontran attrape les reines et tire sur celle de gauche. Hélas, les velléités de son cavalier pour l’obliger à faire demi-tour ne font que précipiter les choses : le cheval prend le mors aux dents et part au petit trot, dans la mauvaise direction.
– Bon, d’accord ! finit par marmonner Gontran en repoussant les boucles brunes qui lui mangent le front. Le confort d’une écurie t’attire plus qu’une nuit à la belle étoile… ce que je peux comprendre.
Ils arrivent alors au sommet d’une colline d’où ils découvrent une forteresse qu’enflamment les rayons du soleil couchant. À son grand étonnement, une émotion intense envahit le jeune homme : ce château qu’il n’a pourtant jamais vu, il est sûr d’avoir passé sa vie à le chercher ! Et il est certain d’y être attendu : il sent, il sait qu’il va y accomplir des actions d’éclat qui édifieront des générations de chevaliers à venir ! Emporté par son enthousiasme, il lance son fidèle destrier à l’assaut de la pente. Mais le cheval est fourbu, et une fois montrée sa bonne volonté, il se remet à trotter :
– J’ai bien fait d’insister, pas vrai, cow-boy ? Mais j’ai une journée de route dans les jambes, moi !
Gontran est un peu déçu que ce bel élan qui devait les emporter d’une traite jusqu’au cœur enchanté de la forteresse ne soit pas partagé, mais il obtempère : pas question de rudoyer sa monture, c’est la première règle du bon chevalier, celui qui va loin et a beaucoup d’aventures.
Pour prendre son mal en patience, il s’imagine arrivant au château : il entre, il s’installe, il en devient le maitre aimé et respecté. Il fait régner sur toute la contrée une justice… heu… juste. Il… Quand son imagination peine à poursuivre, il reprend son histoire du début : il est reçu en grande pompe, on reconnait le héros que l’on attendait… peut-être même y a-t-il une prophétie ? Non, c’est dépassé, les prophéties, et elles sont toujours obscures, ce qui les rend peu fiables. Vient-il délivrer le château du monstre qui sévit au fond de ses douves ? Non plus, de nos jours, les monstres ont mauvaise presse. Donc, il monte directement au sommet du donjon et libère des griffes d’une horrible sorcière une princesse éblouissante ! Si elle dort, il la réveille de son baiser le plus convaincant, l’épouse et…
Le doux balancement si propice à la rêverie s’arrête brusquement : le cheval s’est immobilisé devant le pont-levis. Ce dernier est baissé pour enjamber de larges douves et, au-delà de la herse relevée, la porte charretière est grande ouverte. Mais, face au château qui, de près, parait vaguement menaçant, le chevalier sent son enthousiasme refroidir : il aurait peut-être dû insister pour aller vers la forêt !
Peu concerné par les états d’âme de son cavalier, le fidèle destrier s’engage sur le pont-levis qui résonne dans le silence, tremble, et commence à se relever dans un grincement assourdissant.
– Quoi ? suffoque Gontran. On me claque la porte au nez ? En voilà des manières !
Sans plus réfléchir, il lance sa monture sur la passerelle. La herse se referme derrière eux dans un bruit d’enfer et le cheval s’ébroue de soulagement.
– J’avais rêvé accueil plus chaleureux, confirme le chevalier en observant la cour de belle taille au fond de laquelle se dresse une demeure seigneuriale de deux étages accolés à un donjon carré.
Puis, étonné par l’absence de gardes pour activer le pont-levis, il met pied à terre et repart vers la porte à la recherche de contrepoids et de chaines qu’il ne trouve pas.
– Un mécanisme automatique ? murmure-t-il. Voilà qui est très ingénieux ! J’aimerais en connaitre le fonctionnement.
Cependant, sans plus s’inquiéter de son cavalier, la monture s’est dirigée vers les écuries où il a tôt fait de repérer ce qu’il cherche : une stalle vide au sol recouvert de paille fraiche, un râtelier garni de foin et un baquet d’eau claire. Gontran le rejoint, et, s’approchant d’un astucieux distributeur d’avoine, il s’exclame :
– Regarde ! Ça ressemble à ce projet de deuxième année qui m’avait valu la première place au concours des inventions techniques.
Le cheval plonge les naseaux dans le grain odorant.
– Très pratique, en effet. Je sens que je vais me plaire, ici.
– Moi, je trouve que c’est étrangement calme, murmure le jeune homme. Un palefrenier aurait été le bienvenu.
Seuls quelques ébrouements endormis venant des stalles voisines lui répondent et comme un chevalier digne de ce nom s’occupe en priorité de son fidèle destrier, Gontran descelle et frictionne lui-même sa monture.
– Bon, conclut-il quelques instants plus tard, te voilà à l’aise ! Mais je ne vais quand même pas passer la nuit ici, moi. Et s’il y a des chevaux, il doit y avoir des gens.
Ressortant de l’écurie, il se dirige vers le bâtiment d’habitation situé de l’autre côté de la cour, à présent noire comme un four. Bientôt, il se tient devant une porte massive sur laquelle il cherche en vain une sonnette, une cloche ou un heurtoir.
– On m’avait pourtant parlé de l’hospitalité légendaire de notre royaume, terre d’asile s’il en est, blablabla…
Tout à coup, il est pris d’une légère nausée alors que sa vision s’obscurcit et que son cœur s’emballe :
– C’est bien le moment de faire une crise d’hypoglycémie, marmonne-t-il en s’appuyant sur le battant qui, sous son poids, s’entrebâille avec un grincement sinistre.
2
Le Majordome
Sous l’effet de la surprise, Gontran recule. Puis, encouragé par le silence qui l’entoure, il pousse le battant et entre. Il découvre un hall monumental au fond duquel un perron de quelques marches amorce un escalier de marbre à la balustrade ouvragée qui monte jusqu’à un balcon intérieur. Le jeune homme admire le magnifique ouvrage quand une voix, sur sa gauche, crie :
– Oui, oui ! J’arrive ! C’est pourquoi ?
Au fond du hall apparait un majordome replet qui s’essuie les mains sur un tablier de cuisine passé sur sa livrée déboutonnée. Alors que Gontran se dirige vers lui, il inspecte le nouveau venu d’un regard soupçonneux avant de s’exclamer :
– Ha ! Un chevalier ! Sauf votre respect : cela faisait longtemps ! Laissez-moi vous prévenir tout de suite, mon ami : nous n’avons ici ni princesse endormie ni dragon-cracheur de feu. Pas de trésors, pas de reliques, pas de sortilège, et notre source n’a d’autre propriété que celle d’étancher la soif. Alors, si vous venez pour une aventure, vous avez frappé à la mauvaise porte !
Le chevalier ouvre la bouche, mais le majordome reprend déjà :
– Nous n’avons pas non plus de postes vacants dans notre compagnie de chevaliers, il n’y a pas de croisade en perspective, le Graal a été perdu définitivement, les ennemis du nord repoussés et ceux du sud… et bien, ceux du sud n’en sont plus, car en bonne voie d’intégration.
Brusquement submergé par une grande fatigue, Gontran referme la bouche. Finalement, il avait raison, pour la forêt !
– Ce point de détail réglé, reprend le majordome sur un ton encore acerbe, soyez le bienvenu… pour la nuit. Mais le roi est en déplacement avec toute la cour, et j’en profite pour faire des réparations dans le château. Ce qui, ajouté à la gestion du quotidien, fait qu’il sera difficile de vous offrir l’hospitalité plus longtemps.
Le chevalier profite de ce que son hôte reprend son souffle pour se présenter et affirmer qu’il est reconnaissant de pouvoir s’arrêter même une nuit. Il tâchera de procurer le moins de gêne possible. Comme les sourcils broussailleux de son hôte se détendent un peu, il ajoute :
– La fermeture du pont-levis et de la herse nous a pris de court, mon cheval et moi. Le mécanisme doit en être très ingénieux, et comme je m’intéresse moi-même à la technique…
– Vraiment ? s’écrie le majordome. Je suis assez fier de ce système, en effet. Je me ferai un plaisir de vous en montrer les rouages.
Puis, tournant les talons, il ajoute :
– Venez, vous devez avoir faim. Je vais voir ce que je peux faire. Pour ce soir, ce sera frugal. Quelle idée, aussi, d’arriver à une heure pareille !
D’un pas hésitant, le chevalier suit son hôte à travers l’immense hall aux murs nus dont le seul ornement est un étrange meuble, haut et étroit qui fait face au majestueux escalier. Remarquant la curiosité de Gontran pour l’objet, le majordome demande :
– Vous y connaissez-vous en mécanismes horlogers ? Si tel est le cas, ce petit bijou devrait vous intéresser.
Tel n’est pas le cas, ce qui n’empêche pas le chevalier de s’approcher en prenant un air intrigué qu’il espère fera illusion.
– C’est une comtoise, explique le majordome, c’est-à-dire une horloge de parquet, probablement la seule en son genre pour encore plusieurs siècles. Le roi l’a découverte dans un petit village montagnard et l’a rapportée ici à grands frais et pour mon plus grand plaisir.
Tout en parlant, le petit homme caresse doucement la porte de bois verni orné d’une étrange fenêtre tout en longueur.
– Admirer la gaine aux lignes épurées et cette ouverture dans le boitier qui permet de voir la lentille. Au-dessus, ce magnifique cadran en émail fleuri cache un mouvement cage-fer à deux rouages. Il me suffit de la remonter une fois par semaine pour avoir l’heure en permanence. Comme une mère protectrice, elle veille. Les battements incessants de son cœur rassurent, le rythme lent de son balancier calme les anxiétés… C’est véritablement magique, si vous voulez mon avis.
Comme Gontran se penche pour regarder à travers la fenêtre, le majordome l’arrête d’un geste :
– Mais ne vous en approchez pas trop, c’est… fragile ! Je vous en montrerai l’intérieur, à l’occasion, mais pour l’instant, venez manger.
Gontran ne peut qu’être d’accord avec la proposition, même si le majordome a piqué sa curiosité. Ils arrivent bientôt dans une salle à manger spacieuse, meublée d’une unique table installée à côté d’une des fenêtres. Son hôte lui propose de s’installer puis disparait par une porte latérale. Il reparait un instant plus tard avec un plat de viande froide et une corbeille de pains et de fruits qu’il pose sur la table.
– Servez-vous ! Et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais vous accompagner avec un petit digestif, cela m’aidera à me détendre.
Il se sert un verre d’une carafe déjà sur la table et pousse un soupir de bien-être en avalant la première gorgée.
– Ainsi, commente le chevalier, le système de fermeture du pont-levis et le distributeur d’avoine des écuries sont de votre fait ? Ils sont très ingénieux.
Le majordome accueille le compliment en haussant modestement les épaules :
– Rien de bien compliqué, en réalité. J’ai d’autres fers sur le feu, nettement plus ambitieux ! Mais vous, jeune Gontran, que faites-vous par ici ? N’êtes-vous pas à la recherche de quelque acte héroïque ? À moins que ce ne soit d’une muse qui enflammera votre jeune cœur ?
– Je… je ne sais pas exactement. À la différence de mes camarades de HEC, la pratique des armes, de la chasse et autres activités de chevalerie classique ne m’attirent que modérément. Je suis davantage intéressé par la philosophie, l’histoire… et la technologie. J’ai opté pour les travaux manuels, ainsi que l’histoire des inventions et des progrès de la vie quotidienne, où mes professeurs appréciaient mon enthousiasme. J’ai même inventé une sorte de harnais permettant de soutenir la lance et de la rendre plus maniable au cours d’un tournoi. Mais mes camarades se sont moqués de moi et personne n’a voulu le tester, si bien que…
– C’était pourtant une excellente idée qui fait de vous un chevalier peu banal, interrompt le majordome en servant d’autorité un verre de liqueur au jeune homme.
– Peu banal sans doute, mais pas très efficace, j’en ai peur, murmure Gontran. Mon principal atout chevaleresque est mon rapport aux chevaux que mon grand-père m’a appris à aimer et à soigner.
– Certainement un vaillant chevalier lui-même ?
Gontran considère le liquide ambré de son verre puis il en avale une gorgée pour se donner du courage.
– Non ! Il est aubergiste. Mais il laisse les humains à ma mère et à ma grand-mère et il s’occupe des chevaux qu’il préfère à leurs maitres.
– Un homme sage ! sourit le majordome.
Encouragé par ce commentaire bienveillant, Gontran repousse ses lunettes sur son nez et avoue qu’il a grandi dans cette auberge. Puis, son diplôme de chevalier en poche, il est parti, comme le veut l’usage, à la recherche d’aventures pour prouver son courage et trouver gloire et honneur.
– Mais je dois avouer que je n’ai encore rencontré aucune occasion de faire mes preuves. Ce n’est qu’en arrivant ici que j’ai cru un instant que ma chance allait tourner !
– Ne vous découragez pas ! coupe le petit homme. Vous sortez d’une bonne école, et l’avenir est à la technique : sauver la veuve et l’orphelin ne signifie pas seulement les sortir des griffes de malfrats ou d’une maison en feu. De nos jours, il faut leur bâtir des refuges confortables et leur donner les moyens de se reconstruire une vie de façon honorable, vous ne croyez pas ?
– J’en suis convaincu, s’exclame Gontran, et c’est par ces moyens que j’aimerais servir. Peut-être en me mettant en quête d’un roi bon, juste et pacifique qui pourrait apprécier des capacités… disons moins traditionnelles.
– Voilà qui est bien pensé, commente son hôte. Mais cette petite gnôle me fait oublier mes devoirs d’hôte, alors que vous ne tenez plus debout. Suivez-moi, chevalier.
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