BoneWoman
- Prologue -
Il était une fois… mais une fois bien avant celle des contes de fées, de chevaliers et de princesses ; une fois si ancienne qu’on en a oublié jusqu’aux mots pour en parler.
Ce qui ne saurait suffire à nous arrêter ; car cette histoire, il faut la raconter.
Donc :
Il était une fois une vieille femme. Elle était si vieille que personne ne l’avait vu naitre, personne ne savait plus qui avaient été ses parents, ni quelle sorte de vie elle avait eue avant ; les gens du village au fond de la vallée ne se souvenaient même plus du moment où elle était partie s’installer à l’orée du désert.
Au pied de la falaise, dans une grotte peu profonde protégée par un auvent de pierre, elle avait installé un matelas d’herbes sèches et de sable dont elle se servait rarement, cependant : il y avait longtemps qu’elle n’avait plus besoin de dormir pour se reposer.
Elle préférait allumer un petit feu avec les brindilles glanées au cours de ses pérégrinations. Puis elle s’asseyait sous le dais minéral et tout en donnant la becquée à la flamme, elle s’immergeait dans la nuit vivante. Elle se sentait alors souveraine de cette nature sauvage pendant que s’estompaient la fatigue et les misères de son vieux corps.
Quand la journée avait été particulièrement chaude, l’errance longue et la quête infructueuse, elle déposait sur le foyer son unique bol de céramique dans lequel elle avait mis un peu d’eau et une poignée d’une herbe aromatique dont elle seule connaissait encore le repère secret. Elle n’avait besoin de rien d’autre ; il y avait longtemps qu’elle ne mangeait plus non plus...
Pour les villageois, elle avait toujours été là, elle avait toujours fait ce qu’elle faisait… même si on n’était pas tout à fait sûr de ce que c’était.
Heureusement que ce n’est pas d’eux que je tiens mon histoire, il n’y aurait pas eu grand-chose à raconter. Non, je la tiens d’elle, directement ; et, surtout, indirectement, de toutes ces voix qui se sont relayées pour l’amener jusqu’à moi. Voilà ce qu’elles m’ont raconté :
- Recherche -
C’est le matin, tôt, aux premières lueurs de l’aube. Par-dessus sa chemise de jour comme de nuit, elle a jeté une grande cape qui lui sert à se protéger du soleil et de la lune, du chaud et du froid, du vent, des hommes et des bêtes. C’est un vêtement un peu magique, aux multiples doublures, plein de plis et de poches où elle dépose les trésors qu’elle trouve au cours de son interminable quête.
Car elle cherche, sans relâche, dès les premiers rayons de soleil — que dis-je, elle est dehors bien avant le soleil, quand le noir de la nuit commence juste à virer au gris — et elle rentre tard le soir.
Méthodique, elle explore chaque recoin de désert ; elle furète, elle sonde le sable et la poussière de son bâton; elle retourne chaque pierre, elle gratte, elle s’écorche les mains sur la terre desséchée et s’égratigne le visage à scruter sous les buissons. Aucune dénivellation suspecte, aucun creux, aucune bosse n’échappe à son regard perçant.
Car les os et fragments d’os qu’elle cherche ne sont pas faciles à repérer : ils ont été enfouis sous le sable et la terre, happés par les racines, rongés, écrasés par les animaux, emportés par le vent, lavés, blanchis par la pluie, cuits par le soleil et le gel. Ils ont fini par se fondre dans le désert, ils en ont pris la couleur, l’odeur et les formes. Ils ont oublié qu’ils avaient été vivants, ils ont oublié le sang, les chairs et le mouvement. Ils ont réintégré le flot des éléments, ils sont redevenus minéral, ils dorment, insensibles, invisibles...
On comprend pourquoi, malgré tout son courage, toute sa bonne volonté, il arrive que la vieille femme ne trouve rien. Pendant des jours, des mois, parfois des années, elle arpente le désert, elle fouille, elle scrute, elle gratte, sans tomber sur le moindre bout d’os.
Alors, tout à coup, un voile de fatigue assombrit sa vue, ses jambes se font molles et ses pieds refusent de faire un pas de plus. Vite, elle cherche l’ombre d’un buisson. Elle s’assoit par terre, elle baisse la tête, elle regarde ses mains aux doigts noueux comme des ceps où une goutte de sang brille sur une égratignure fraiche, et elle attend.
Elle attend que se calment les meurtrissures, les courbatures ; elle se ramasse sur elle-même, elle renonce au désert et au corps recroquevillé de fatigue comme la marée abandonne l’épave sur le sable ; elle se concentre sur les battements de son cœur et devient vibration ; elle se dissout dans l’atmosphère, le temps de rameuter ses forces, de reprendre son élan en se retrempant dans l’océan de l’être.
Des fois, cela ne dure qu’un instant ; souvent, elle y passe la journée, la semaine ou l’année.
Mais finalement, elle se reprend, elle retrouve forme et consistance.
Alors, elle se lève et elle repart, tous les sens en éveil, l’œil à l’affut, l’oreille aux aguets, concentrée sur sa recherche, déjà attirée, aspirée par le fragment qui l’attend là-bas, encore hors de portée, mais vers lequel elle se dirige d’un pas ferme et assuré.
Car elle finit toujours par trouver !
Ce qui ne laisse pas d’étonner les gens du village : la vieille ratisse ce bout de désert depuis tant d’années ! Ils ne comprennent pas que, depuis le temps, elle n’ait pas trouvé ce qu’elle était partie chercher. Il y a belle lurette qu’ils auraient abandonné la quête, les villageois, convaincus que tout avait été fait, tout avait été dit ; il y a longtemps qu’ils seraient passés à autre chose.
Ils se seraient trompés !
Heureusement que je ne les ai pas écoutés, sinon, moi aussi, je serais passé à côté !
Car, si la vieille femme continue à chercher sans se lasser, c’est parce qu’elle ne se laisse pas abuser par les apparences. Elle sait que bientôt (oui, ce bientôt pourrait n’arriver que dans de nombreuses années, mais il faut comprendre que le temps, c’est très relatif), bientôt, donc, à l’extrême limite de son champ de vision, une étincelle va fuser ; là où tout n’est que repos et immobilité, un sursaut imperceptible va se produire.
À ce moment-là, elle s’immobilise comme un animal à l’affut. Elle se fond dans le décor, elle se vide d’elle-même, de la fatigue, de la chaleur. Il ne faut surtout pas qu’elle se précipite, qu’elle tourne la tête trop brusquement ou qu’elle pousse un cri de victoire prématuré. Au contraire, elle guette, attentive à l’éclat qui lui fait signe. Lentement, humblement, elle se tourne vers lui, elle s’approche et quand elle s’agenouille à cet endroit précis que rien, pourtant, ne distingue du reste de la morne étendue, elle retient son souffle.
Et là, finalement, elle voit l’écharde blanchâtre qui pointe à travers le sable jaune.
Elle avance la main et elle l’effleure d’un doigt timide : dans l’immensité vide de son esprit, la vieille femme perçoit, brusquement et sans l’ombre d’un doute, la promesse que contient le fragment d’os ; c’est comme la clarté aveuglante de l’éclair qui déchire la nuit noire, faisant naitre un paysage inconnu, magique et mystérieux qu’il replonge aussitôt dans une obscurité plus dense encore.
Alors, avec cent mille précautions, elle extrait le trésor de son tombeau de sable. Puis elle le tourne et le retourne entre ses doigts noueux, elle le scrute sous toutes les coutures, elle le frotte délicatement avec un pan de doublure propre, elle le fait miroiter dans un rayon de soleil.
Peu à peu, un sentiment étrange, bonheur triste ou heureuse tristesse envahit son cœur qui, comme une coupe, se remplit à ras bord et déborde : les larmes de la vieille femme coulent le long de ses joues et arrosent son butin d’une bienfaisante averse. Elles entrainent dans leurs flots toutes les particules étrangères et voilà l’os propre, blanc, lisse comme un galet.
Pourtant, les larmes continuent de ruisseler : elles pénètrent dans l’os, elles l’imprègnent, elles vont inonder les cavernes secrètes au cœur du fragment ; elles abreuvent, elles désaltèrent le Saint des saints : pas un micron d’os qui ne baigne dans cette mer vivante.
Alors, l’os se met à briller, comme éclairé de l’intérieur et sur le visage de la vieille femme, un sourire remplace les larmes.
Avec des gestes infiniment doux, elle installe son trésor dans l’une de ses poches. Après avoir vérifié qu’il y sera en sécurité pendant le reste de la journée, elle se remet au travail avec un sentiment d’urgence : elle gratte ici et là, autour et en dessous ; elle guette cette couleur, cette texture et pas une autre pour que surgisse à nouveau une écharde d’os sans valeur, sans intérêt, un de ces fragments oubliés qui sont sa destinée.
- L'ordre -
Quand la nuit est tombée et qu’elle ne voit plus rien, la vieille femme laisse ses pieds la ramener à la grotte dans la falaise.
En arrivant, elle sort de ses poches, avec mille précautions, le butin de la journée et elle le dépose sur une vieille couverture étalée au fond de la cave.
Petit à petit, les os s’accumulent, recouvrant le carré de laine d’un tapis minéral disparate et accidenté qui luit doucement dans la pénombre.
Vient le jour où la vieille femme a terminé ses recherches. Elle ne saurait expliquer pourquoi, mais elle sait qu’elle ne trouvera plus rien : elle a peigné chaque centimètre du site, elle a ramené jusqu’au dernier éclat d’os.
Il est temps de mettre de l’ordre dans cette pagaille.
À l’entrée de l’auvent, elle aménage une plage de sable rouge près de laquelle elle place les fragments d’os sur leur nappe de laine. Puis elle s’installe entre les deux.
Alors, une à une, elle cueille chacune de ses trouvailles ; elle l’étudie, elle la caresse, elle la hume ; parfois même, elle y pose la langue : elle cherche à comprendre comment s’ajuste le fragment, où il s’articule dans cette structure qu’elle déchiffre, qu’elle démêle, qu’elle recrée.
Sur la plage de sable, elle place, déplace, replace chacun des éléments du puzzle. Elle cherche, mais à présent, ce n’est pas un éclat de lumière déplacé, une courbe incongrue à ses pieds ou une nuance malheureuse qu’elle guette ; elle n’est plus à l’affut du décalage, du discordant, du différent… non, elle veut l’harmonie, elle aspire à l’ordre, elle exige l’agencement parfait. Elle attend d’être éblouie par la perfection d’une forme, par la beauté de l’ensemble, par le bonheur de la complétude.
À la lumière du soleil, le jour, à la lueur vacillante du feu, la nuit, elle s’obstine ; car il faut une patience infinie pour se mettre à l’heure des os, pour entendre leurs inaudibles appels, percevoir les signes qu’ils font dans l’obscurité, sentir leur désespoir quand ils ne sont pas à leur place.
Et leur extase, leur gratitude quand enfin, sur son lit de sable rouge, repose le squelette accompli et apaisé de la créature.
Agenouillée dans le sable, la vieille femme regarde son œuvre. C’est encore minéral, immobile et si fragile, à la merci d’un coup de vent, de la curiosité précipitée d’une souris en vadrouille, ou même d’un mouvement maladroit de sa part. Pourtant, c’est déjà tellement plus que quelques vieux ossements ! Elle admire la solidité, l’élégance des courbes ; elle s’extasie sur l’ingéniosité des connexions, la minutie des emboitements ; elle s’imprègne de la forme, de l’image qui se grave dans son esprit. Elle savoure l’instant.
Mais elle est loin d’avoir fini. Elle sait bien que le plus dur reste à faire. Alors, elle se relève avec un peu de difficulté, elle recouvre le squelette avec la couverture et elle sort. Elle doit l’abandonner à lui-même pendant quelques heures pour aller recueillir dans le désert une ultime confirmation.
C’est le soir, le soleil couchant embrase l’horizon. Elle marche lentement, péniblement ; mais petit à petit, le mouvement apaise et détend son corps resté si longtemps accroupi ou agenouillé près de la plage de sable rouge.
Dans la lumière qui décline, elle ramasse et fait un fagot de tout le combustible qu’elle rencontre : elle va avoir besoin de provisions. Quand la nuit est tombée, elle pose son fardeau au milieu du désert ; elle le retrouvera plus tard.
Pour l’instant, elle repart, légère, dans l’obscurité pâle des premières étoiles. Jamais, en plein jour, elle ne retrouverait l’endroit où tout a commencé, car elle ne laisse pas de traces. Mais dans l’obscurité, ses pas la mènent directement, sans hésitation, là où elle veut aller.
Quand elle arrive, elle ne reconnait pas l’endroit, mais elle sent qu’elle doit s’arrêter.
Maintenant, il lui faut rappeler l’essence, l’eau vive qui est la raison d’être du récipient, l’impulsion de vie qui demande la chair et le sang. C’est cela qui l’a guidée jusqu’au fragment d’os, c’est cela qu’elle revient invoquer maintenant, cette étoile du berger un instant perdue de vue au cours de son labeur, toujours au ras du sol, quand les yeux scrutent, quand les doigts grattent la terre, quand l’imagination s’acharne sur le détail.
Elle est debout, elle redresse la tête, elle lève les bras vers le ciel étoilé et elle invoque le mystère de la vie, les arcanes du temps et les puissances du destin. Elle clame son impuissance, la déchéance de son corps, les insuffisances de son âme. Elle réclame la confirmation qu’elle ne s’est pas fourvoyée, qu’elle n’a pas trahi l’impulsion d’origine. Elle prie pour que l’inspiration lui soit accordée.
Soudain, dans la nuit immobile, un souffle se lève. Parfois, c’est juste une brise légère qui lui caresse le visage ; souvent, c’est une rafale coléreuse qui lui envoie au visage une claque de sable. La forme lui importe peu, du moment que surgit en elle la certitude qu’elle peut aller de l’avant, qu’elle n’y va pas seule et qu’elle mènera à bien ce qu’elle a commencé.
Quand, à nouveau, la nuit se calme, elle repart, les yeux fixés sur le croissant de lune jaune qui vacille dans le ciel. Maintenant, elle avance sans peine, sa fatigue s’est dissoute dans l’air parfumé de la nuit. Elle ramasse son fagot et elle rentre.
- Re-création -
À côté des ossements endormis sous leur abri de laine, la vieille femme allume un feu minuscule. Il sera son compagnon jour et nuit à partir de maintenant : il sera le phare sur le rivage si elle s’aventure trop loin sur l’océan mystérieux qu’elle part explorer ; il sera l’étoile du berger si elle se perd dans l’obscurité des profondeurs qu’elle doit aller sonder ; son crépitement se fera ancre et sirène pour la rappeler, la ramener à elle-même et à sa tâche.
Quand le feu pétille, elle s’enveloppe dans sa cape, elle tire le capuchon sur sa tête et elle s’installe aussi confortablement que possible à côté du foyer. Puis elle ferme les yeux.
Petit à petit, le pépiement du feu s’éloigne, les ombres orangées derrière ses paupières s’assombrissent, elle ne sent plus ni la fraicheur de la nuit ni la caresse de l’air ; elle s’enfonce dans le silence et l’obscurité de cette nuit intérieure qui n’en finit pas de s’opacifier et de s’épaissir.
Elle avance à l’aveuglette, confiante encore, bien qu’elle ne perçoive aucun signe, aucun repère, pas la moindre lueur vers laquelle se diriger.
Imperceptiblement, une angoisse sourde, nauséabonde, suinte du vide et le remplit. L’atmosphère se fait lourde, dense, suffocante. Un éclair de doute, fulgurant, illumine soudain une immensité aride d’absence, de solitude, de confusion glacée.
L’instant suivant, la tempête se déchaine : « Mission absurde, hurle le vent ; pas capable, trop jeune, trop vieille, pas le bon moment, pas le bon endroit et pas assez de temps !
- Échec, échec et mat, rugit le tonnerre, il faut abandonner maintenant, il faut fuir pendant que c’est encore possible…»
Malgré l’expérience, malgré sa certitude qu’elle est là où elle doit être, la vieille femme vacille, le cœur et l’esprit déchirés, chaque fibre de son corps en proie au besoin de fuir la destruction anticipée.
Mais elle ne bouge pas ; elle reste assise près du feu auquel elle ajoute quelques copeaux de bois et elle attend, supportant, accueillant vague après vague de terreur, d’incertitude et de ténèbres. Elle sait qu’il n’est pas question de se battre contre les éléments, elle sait que la tempête doit suivre son cours.
Enfin, tout se calme. Éclairé par la douce lumière d’une aube purifiée, apparait le chemin qu’il ne lui reste plus qu’à suivre.
Pourtant, elle sait qu’elle n’arrivera à bon port que si elle a largué tout bagage inutile : d’un geste de la main, elle balaie les dernières miettes de doute, les derniers lambeaux de négativité ; d’un mot, elle fait taire les ultimes chicanes. Elle dépose au bord du chemin son ballot de jugements et de certitudes. Plus loin, elle abandonnera jusqu’au souvenir de ce qu’elle a été et de ce qu’elle croit être : tout cela, qui ne peut que la ralentir, la distraire, tout cela passe au second, au troisième, au tout dernier plan avant de disparaitre.
Maintenant, elle n’est plus que soif du son, que désir du chant qui crée, du verbe harmonisé qui était à l’origine et qui, éternellement, préside à la résurgence de la vie.
Quand elle atteint sa destination (je veux dire l’endroit, car ce n’est pas encore tout à fait le temps), la vieille femme détend chacun de ses membres, relâche la tension qui lui noue le ventre, redresse son dos et ses épaules. Elle ouvre grand, à tout vent, son cœur et son esprit et elle veille, longtemps, plusieurs cycles du monde, des millions d’années… ou peut-être juste l’instant d’une respiration, le temps de traverser l’infiniment petit puis l’infiniment grand et de se retrouver de l’autre côté. Elles n’ont pas d’importance, ces saisons passées à guetter. Après, elle ne s’en souvient jamais : car tout est occulté, oublié à l’instant où surgit le chant, exact, unique, dense comme du cristal ; tout son être se dissout dans l’harmonie vibrante de ce son qui n’est que ce qu’il doit être et qui lave son âme, la restaure et la rend à elle-même en se confiant à elle.
Quand elle ouvre les yeux, sous le dais de pierre, le feu s’est éteint. L’aube se recueille pour recevoir les premiers rayons du soleil. La vieille femme se lève avec difficulté : ses membres ankylosés résistent au mouvement et il lui faut quelques instants pour reprendre possession de son enveloppe charnelle. Quelques instants seulement, car sa tâche n’est pas tout à fait terminée.
Elle enlève la couverture qui recouvre le squelette et elle se campe devant, les pieds enfoncés dans le sable, les bras levés vers le soleil levant. Puis elle se met à chanter : elle laisse le son magique et créateur prendre possession de son corps et elle le lui abandonne ; le son, alors, se chante lui-même, envahit l’espace et le temps, tisse sa toile de connexions, construit des ponts entre les dimensions, relie une fois de plus l’éternité et l’instant. Elle chante sans s’arrêter, sans reprendre haleine jusqu’à ce qu’elle réalise qu’elle arrive au bout de ses forces et que, pourtant, il faut continuer.
Mais elle le sait, le plus dur est fait. Ce qu’elle offre dans son dernier souffle se répand sur le sable rouge, caresse, embrasse, imprègne chaque fragment d’os et les transforme : imperceptiblement au début, puis plus vite, ils se couvrent de chair et de sang, de peau, de fourrure. Finalement, un muscle tressaille, une oreille frémit, le poil brille.
Sur les lèvres de la vieille femme, le chant se tarit et se transforme en un cri, doux et joyeux, presque un gémissement d’émerveillement infini, d’humilité profonde, de pure gratitude : la créature ouvre un œil, puis l’autre, lève la tête, regarde autour d’elle. Puis, sans un signe de reconnaissance, ni ‘Bonjour’ ni ‘Bonsoir’, encore moins ‘Merci’, elle bondit sur ses pattes et s’élance dans le désert, à la rencontre du soleil qui renait avec elle.
Voilà, c’est fini ! La vieille femme savoure ce sentiment du devoir accompli, instant plein et vide à la fois, sans désir de repartir sur les chemins, sans désir de les éviter non plus ; elle flotte entre deux eaux, un ‘déjà fini’ et un ‘pas encore commencé’.
À ce moment-là et à ce moment-là seulement, elle s’abandonne, épuisée, vidée, et pourtant légère, joyeuse. Si elle en a la force, elle se traine jusqu’à son lit d’herbe sèche au fond de la cavité ; sinon, elle se love dans le creux encore tiède que la créature a laissé dans la plage de sable rouge, elle se recroqueville en une forme compacte. Un courant d’air compatissant dépose les pans de sa cape sur elle et elle s’endort d’un bloc et sans transition.
Elle rêve.
Elle rêve que c’est son squelette à elle qui est installé sur la couche de sable rouge et qu’elle attend ce qui doit chanter pour elle. Elle attend si longtemps qu’elle finit par comprendre que personne ne viendra. Faut-il qu’elle s’en afflige ? Elle n’en a pas la force ! À l’instant précis où elle accepte le néant, s’élève autour d’elle le son créateur, la musique que réclame son cœur… et elle réalise que c’est elle qui chante, sans cordes vocales, sans gorge, sans poumons ; ses os, ses propres os savent, au plus profond d’eux-mêmes où trouver l’harmonie et la foi qui la recrée.
Quand elle se réveille, le soleil est au zénith, elle a chaud et un peu soif.
Elle boit une gorgée d’eau. Puis elle repart fouiller le désert...
- Epilogue -
Mais tout à une fin : tout ce qui est, doit finir par ne plus l’être. Cependant, qu’on se rassure, cela aussi ne dure qu’un instant, le temps de reprendre son élan. Pour être à nouveau, n’est-ce pas ? Pour être du nouveau.
Vient le jour où la vieille femme, debout sous l’auvent, regarde s’élancer vers l’horizon sa dernière re-création, une louve grise toute en grâce et en puissance. Elle s’étonne vaguement de l’absence de ce pincement au cœur qu’elle a toujours à ce moment-là, mais il y a plus étrange encore : elle ne ressent aucune fatigue, pas l’ombre de cet épuisement libérateur qui va la plonger dans un sommeil sans rêves. Au contraire, elle a l’impression de se réveiller : elle s’étire, elle baille, elle se frotte le dos et se gratte la tête. Elle enfonce ses orteils dans ce sable rouge où des montagnes d’ossements ont été si longuement, si laborieusement inventoriés et agencés pendant des vies entières… mais les vies de qui ? se demande-t-elle.
Elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule, dans la caverne peu profonde, puis elle considère ses mains, noueuses, déformées et ce qu’elle voit la laisse perplexe. « Qu’ai-je à voir, qu’ai-je à faire de tout cela ? se dit-elle. Cela a-t-il eu de l’importance ? Voilà qui est vraiment curieux ! »
Puis elle relève la tête et regarde le désert, immensité minérale aux multiples nuances d’une unique couleur.
« Bizarre, pense-t-elle, car il me semble au contraire qu’il y a foule : que font ici toutes ces créatures, quel est ce cortège improbable de loups, de chats sauvages, de lapins, de mulots... »
Et cette femme, à la longue chevelure grise, qui s’avance vers elle, la main tendue en un geste d’invitation joyeuse.
« Un mirage », marmonne la vieille femme à l’horizon vide vers lequel elle fait un pas.
Un instant, elle est encore dans l’ombre bienfaisante du dais de pierre. Un soupir gonfle sa frêle poitrine, un souffle qu’elle laisse s’échapper, longuement, complètement.
Un pas de plus et elle est dans la lumière et son corps s’embrase. Comme un feu d’artifice, il s’émiette en une symphonie d’étincelles. Puis, dans l’éblouissante clarté du soleil, il disparait, sans un son, comme une bulle de savon.
Ce soir-là, une tempête de sable se lève dans le désert et les gens du village se serrent les uns contre les autres en proie à un étrange sentiment de vide.
Quelques jours plus tard, quand ils remarquent l’absence de la vieille femme, ils vont voir. Sous l’auvent de pierre, ils ne découvrent qu’une vieille couverture de laine et un bol de terre niché entre les pierres d’un minuscule foyer dont les cendres se sont envolées. Ils ne retrouvent jamais le corps, même si, pendant quelque temps, ils le cherchent. Mais les villageois n’ont jamais eu beaucoup de suite dans les idées et c’était il y a longtemps.
Pourtant, encore maintenant, il arrive qu’un enfant revienne d’une incursion dans le désert avec un éclat d'ossements qu’il jure appartenir à la vieille femme. Le fragment se révèle toujours être celui d’un animal, mais cela ne décourage pas les enfants. Il y a une petite fille qui s’est prise au jeu : elle passe tout son temps à errer à travers le désert : elle a déclaré que la vieille femme l’avait appelée et qu’elle la retrouverait.
- Fin -