Le Fuseau
- Chapitre 1. Prologue -
Aurore grimpe les escaliers de la tour quatre à quatre et fait irruption dans l’atelier.
– Nourrice, on te cherche partout ! crie la princesse.
La vieille femme qui file sa quenouille, assise devant la fenêtre ouverte pour mieux profiter du soleil d’été, lève les yeux et sourit.
– Que se passe-t-il, mon enfant ?
– Nourrice, enfin ! Je te trouve ici, au milieu de tes fils et de tes instruments alors que le prince va arriver ! Et la reine ne veut personne d’autre que toi pour la coiffer. Tu sais l’importance qu’elle attache à sa toilette : si tu ne t’en occupes pas, elle n’acceptera de se montrer que quand le prince sera reparti !
– Ce qui ne serait pas si grave, répond la nourrice en se levant. Ce prince ne vient pas pour elle, mais pour toi, mon Cœur. Quand il te verra, ta mère pourrait bien l’accueillir en chemise de nuit…
– Oh, non, Nourrice ! Que penserait le prince ? Je voudrais tellement faire bonne impression ; car au fond de moi, je tremble : m’aimera-t-il ? Est-il vraiment celui que j’attends ? La reine, pour sa part, semble tout sauf enthousiaste ! Elle ne m’aime pas, n’est-ce pas ? Elle ne m’a jamais aimée et maintenant, elle ne veut pas que je sois heureuse.
– Ne juge pas trop vite, mon Ange. Le bonheur est une chose plus compliquée qu’il n’y paraît. La reine se fait du souci pour toi, elle pense que tu n’es pas prête. Elle est parfois un peu brusque, mais elle veut ton bonheur, comme nous tous.
– Tu es sûre ? J’ai tellement hâte ! Et je doute aussi…
– Voilà qui est bien normal. Mais je te promets que rien ne pourra faire obstacle à l’avenir radieux de ma petite princesse. Et puisque je suis demandée d’urgence, sois gentille, range mon fuseau. Et ensuite, viens nous rejoindre. Toi aussi, tu as besoin d’un coup de peigne.
La nourrice tend l’instrument à la jeune fille qui s’en empare d’une main hésitante. Du plus loin qu’elle se souvienne, on lui a interdit de toucher aux grands fuseaux de fer. Aux autres aussi, d’ailleurs. Car, pour une raison obscure, le roi ne veut pas que la princesse file.
Maintenant, seule au milieu de l’atelier, Aurore regarde autour d’elle : enfant, que de temps elle a passé ici, à regarder travailler sa nourrice ! Et comme elle aime ce décor familier : les étagères sur lesquelles sont rangés les quenouilles, les peignes et les fuseaux ; la table massive, au milieu de la pièce, couverte d’écheveaux et de pelotes de fil ; le métier à tisser dressé près de la fenêtre ; les sacs et les paniers posés dans tous les coins… Hélas, depuis qu’elle a pris ses quartiers dans la demeure seigneuriale qu’elle n’y vient plus guère.
Mais l’heure n’est pas aux réminiscences et Aurore n’est plus une enfant. Sa nourrice ne lui aurait jamais confié son grand fuseau si elle n’en était pas convaincue. Combien de fois ne l’avait-elle pas mise en garde :
– Ne touche pas aux fuseaux, mon Ange, surtout ceux en fer, tu peux te faire mal avec leurs pointes.
Aurore lève l’outil vers la lumière pour admirer les scènes miniatures sculptées autour du balancier auxquelles un rayon de soleil accroche des éclats d’argent.
Tout à coup, un claquement sec retentit dans la cour du château. Aurore sursaute et lâche le fuseau. Pour le rattraper, elle avance son autre main : la pointe acérée de l’outil vient s’y ficher. Sous l’effet de la douleur, la jeune fille pousse un cri et s’affaisse sur le sol.
Aurore ouvre les yeux et regarde autour d’elle : un crépuscule terne a remplacé l’éclatant soleil. Sur la table, fuseaux et quenouilles sont éparpillés dans le plus grand désordre. Les étagères sont couvertes de poussière, les paniers ne contiennent plus que des lambeaux de matière rongée par les mites et sur le métier à tisser, les fils de trame tombent en poussière.
Mais une douleur lancinante lui fait oublier son étonnement : elle baisse les yeux sur sa paume ensanglantée.
– Nourrice, crie-t-elle, je me suis fait mal !
Puis, elle se précipite vers la porte qu’elle n’arrive pas à ouvrir à cause de sa main blessée qui goutte sur sa robe.
– Il faut que je couvre cette blessure, murmure-t-elle.
À côté de la cheminée, noire de suie, un pan de mur dissimule un recoin obscur dont Aurore ne se souvient pas. Elle y découvre une huche ouverte, dans laquelle sont jetés, plutôt que rangés, quelques ustensiles de cuisine rouillés. Une couverture élimée recouvre une paillasse posée à même le sol. À côté, traîne un chiffon déchiré qu’elle ramasse et enroule autour de sa paume.
Un roulement de tonnerre résonne dans la pièce et Aurore s’aperçoit avec stupeur que le ciel s’est couvert de nuages noirs.
Brusquement, le crépitement de la pluie remplit l’atelier et des rafales de vent glacé s’engouffrent par la fenêtre ouverte. La jeune fille traverse la pièce en courant et referme avec peine les lourds battants.
Repartant vers l’entrée, elle s’acharne sur la porte qu’elle ne parvient toujours pas à ouvrir. Alors, elle appelle à s’en écorcher la gorge et tambourine sur le bois avec sa main valide qui lui fait bientôt aussi mal que sa main blessée.
Sans résultat ! Elle ne comprend pas, elle sait seulement que le prince arrive et que personne ne vient la délivrer.
Finalement, épuisée, elle s’effondre contre le mur et sombre dans le sommeil.
- Chapitre 2. Enfermée -
Aurore danse avec son prince : ils tourbillonnent au son d’une musique qui les enveloppe alors qu’ils traversent une à une les pièces illuminées du château. Aurore est si heureuse que c’est à peine si ses pieds touchent terre : elle est sûre que si elle lâche son prince, elle va s’envoler.
Le bruit sec d’une clef qui tourne dans la serrure éclate comme un coup de tonnerre et Aurore se réveille en sursaut. Une douleur lancinante déchire sa main droite, puis elle prend conscience du noir, du froid, de son corps meurtri affalé sur les dalles glacées et elle se souvient.
Heureusement, on vient la secourir.
La silhouette qui entre dans la pièce est plus haute que celle de sa nourrice et elle ne reconnaît pas le visage ridé, aux lèvres pincées, les yeux froids sous les sourcils froncés qu’éclaire la flamme vacillante d’une chandelle.
– Qui êtes-vous, balbutie Aurore, où est ma nourrice, où est le prince ?
Sans un mot, la femme pose sur la table un pichet d’eau et une miche de pain. Puis elle se plante devant Aurore que la stupeur paralyse et elle lui montre du doigt un gros sac posé contre le chambranle de la porte :
– C’est très simple : tu ne sortiras d’ici que quand tu auras filé toute la laine contenue dans ce sac.
– Mais… je ne sais pas faire, balbutie Aurore, et je suis blessée.
La mégère ricane en indiquant les fuseaux en bois poli éparpillés sur la table :
– Voilà tout ce dont tu as besoin. Si tu veux sortir d’ici, mets-toi au travail !
Puis elle ramasse le grand fuseau de fer avec lequel Aurore s’est blessée et l’enferme dans une boite qu’elle pose sur une étagère.
– Ces fuseaux-là, je les éviterais si j’étais toi. Et ménage tes provisions, conclut-elle en se dirigeant vers la porte. Je ne reviendrai que quand tu auras terminé.
Aurore se précipite vers la mégère.
– Je ne sais pas filer, on me l’a toujours interdit. Je veux ma nourrice !
Mais la porte s’est refermée sur la vieille femme et le bruit des pas qui s’éloignent résonne dans le silence.
Le chaos le plus complet, le plus effrayant, s’empare de l’esprit d’Aurore. Elle se jette sur le sac laissé près de la porte qu’elle tente d’ouvrir en le rouant de coups de pied et de poing. Finalement, elle va chercher un couteau et lacère la toile de jute jusqu’à ce que son contenu commence à s’en échapper. Arrachant la substance légère, elle la déchire en mille flocons qu’elle éparpille et qu’elle piétine en criant :
– Je ne sais pas filer, je ne veux pas filer, je ne filerai pas ! Je veux ma vie de princesse, je veux partir avec mon prince !
Finalement, à bout de forces, Aurore s’effondre sur le sac à moitié vide. Dans son esprit, la dernière étincelle de sens s’éteint et l’aube pâle qui filtre à travers les carreaux sales ne peut rien contre l’obscurité qui l’envahit.
Pourtant, une sensation essaie de se frayer un chemin jusqu’à sa conscience. Tout à coup, son estomac gronde : elle a faim. Et soif. Se relevant, elle titube jusqu’à la table où la chandelle laissée par la sorcière éclaire faiblement le pichet d’eau et la miche de pain. Elle s’en coupe un morceau avec le couteau qu’elle a encore entre les mains et elle mord dedans à pleines dents. Puis elle trouve dans la huche un gobelet qu’elle remplit d’eau. Debout devant la fenêtre, elle boit, à petites gorgées. Dehors, un brouillard épais efface les contours familiers du paysage. Aurore n’a jamais vu un tel brouillard. Et ce froid ! Tout est tellement inimaginable, incompréhensible, qu’elle se prend à douter : où est-elle vraiment ? A-t-elle rêvé sa vie passée et cet avenir glorieux qu’elle considérait comme acquis ? Et si elle ne pouvait sortir d’ici qu’une fois la laine filée ? La miche et le pichet ne sont pas bien gros ! Combien de temps tiendra-t-elle avec ces maigres provisions ? Aurore prend peur. Elle pose son gobelet vide, prend un fuseau et ramasse une brassée de flocons de laine. Elle doit pouvoir y arriver, elle a passé son enfance à regarder sa nourrice filer !
Toute la journée, Aurore se bat avec son fuseau. Au début, elle est incapable de le faire tourner de façon régulière et prolongée, si bien que le fils est trop gros ou trop fin et qu’il s’effiloche faute de matière. Puis elle retrouve les gestes, elle découvre le rythme et s’installe dans la cadence. Alors, elle file, sans réfléchir, avec rage et détermination.
À la nuit tombée, Aurore s’écroule sur la paillasse. Elle ne fait aucun rêve, elle sombre dans un trou noir où les sensations de sa main blessée et de ses doigts endoloris disparaissent en même temps que sa conscience.
- Chapitre 3. Le mouton -
La lumière grise d’une matinée pluvieuse entre par les carreaux sales. Malgré la couverture trouée qu’elle s’est jetée sur les épaules, Aurore a froid ; alors, tout en travaillant, elle fait les cent pas devant la fenêtre. Elle a fixé la laine sur une quenouille qu’elle a glissée dans sa ceinture et elle en tire lentement les brins vaporeux qui, entrainés par le fuseau, se tordent en un fil encore irrégulier, mais déjà solide, qu’elle enroule d’un geste sûr sous la fusaïole. Si les grognements de son estomac ne lui rappelaient pas douloureusement qu’elle n’a pas mangé depuis la veille et qu’il ne reste qu’un peu d’eau au fond du pichet, Aurore se sentirait presque fière de son travail.
Au moment précis où le dernier brin de laine glisse entre ses doigts, un courant d’air glacé traverse la pièce. Quand Aurore se retourne, la porte est ouverte et la mégère se penche sur les pelotes de fils alignées sur la table. Elle semble plus vieille encore que lors de sa dernière visite. Sa peau est grise, creusée de rides profondes, elle s’est tassée et ses doigts tremblent alors qu’elle teste le fil.
– J’ai fait ce que vous aviez demandé, murmure la jeune fille, j’ai filé toute la laine…
Tout en jetant les écheveaux dans son sac, la mégère répond :
– Ce travail est d’une médiocrité inacceptable. Je n’en tirerai rien ; tu m’as fait perdre mon temps et tu as gaspillé mon bien ! Ne compte pas t’en tirer ainsi.
Alors qu’Aurore la fixe avec stupeur, elle ricane en rejoignant la porte :
– Mais je te donne une deuxième chance !
Alors seulement, Aurore aperçoit, dans l’ombre du chambranle, un gros mouton gris que la sorcière pousse dans la pièce d’un coup de pied :
– Tu ne sortiras d’ici qu’après avoir filé toute la laine de ce mouton, déclare la mégère en claquant la porte derrière elle.
Aurore sent alors ses jambes se dérober sous elle et elle s’effondre sur les carreaux glacés en sanglotant. Tout à coup, un souffle humide et chaud caresse son oreille :
– Allons, petite Princesse, murmure le mouton d’une voix douce, allons !
Aurore lui passe les bras autour du cou et cache son visage dans sa toison.
– Comment cela est-il possible ? se lamente la jeune fille. Si je suis la princesse, pourquoi suis-je enfermée ici à la merci de cette sorcière ? Où sont le roi et la reine ? Où est le prince ? Est-ce que je rêve ? À moins que ce ne soit ma vie de princesse que j’ai imaginée…
– Ne décidez pas trop vite, Princesse. La vie est un bien grand mystère. Nous manquons toujours de données. Nous passons beaucoup de temps à nous demander le « pourquoi » du « comment » et le « où » du « quand » de cette étrange dimension dans laquelle nous vivons, mais notre myopie congénitale nous empêche d’avoir une vue d’ensemble. Comment se faire une idée juste, dans ces conditions ? Comment savoir ce qui est rêve et ce qui est réalité ?
– Mais je ne veux pas de cette réalité, Mouton, même si c’est un rêve, crie Aurore en se relevant. Je veux mon prince et notre grand mariage ; je veux sortir d’ici, manger à ma faim et avoir chaud…
– Et bien, interrompt le mouton, nous pourrions commencer par faire du feu.
Devant l’âtre, quelques bûches sont empilées à côté d’un sac de brindilles.
– Du bois, s’écrie Aurore, en se précipitant vers la cheminée. Elle a apporté du bois !
Non sans mal et grâce aux conseils du mouton, Aurore allume une flambée devant laquelle elle s’installe avec son compagnon.
– Voilà qui est mieux, déclare ce dernier. D’autant plus que, sans un peu de chaleur, j’attraperai froid quand vous m’aurez tondu.
– Te tondre, murmure Aurore d’une voix tremblante, mais pourquoi ferais-je une chose pareille ?
Le mouton observe la jeune fille un instant puis répond :
– Pour filer, il vous faut de la laine, princesse. Savez-vous d’où elle provient.
– Bien sûr, marmonne, Aurore, elle arrive de nos fermes. Cette sorcière m’en a apporté un sac, la première fois.
– Ce que vous avez trouvé dans ce sac est ma toison, princesse. Il vous faudra la tondre, puis la nettoyer et la laver et finalement la carder avant de pouvoir, à nouveau, la filer.
– Mais j’en serais bien incapable, gémit Aurore. Je ne savais même pas… Oh ! Mouton, je veux mon château plein de vie et de lumière, je veux mon prince…
– Sans doute, princesse, sans doute. Mais considérez la possibilité que, pour l’instant, vous deviez choisir entre mourir de faim ou vous occuper de ma laine.
Devant le regard désespéré de la jeune fille, le mouton ajoute :
– Je vous aiderai ; vous verrez, ce n’est pas si compliqué. Mais vous avez faim, rassasiez-vous d’abord.
Aurore réalise alors qu’une grosse miche de pain trône sur la table. Elle pousse un cri et court s’en découper une large tranche qu’elle revient manger près de la cheminée. Finalement, le mouton déclare :
– Princesse, je vous sens aussi prête qu’il est possible de l’être, alors, au travail ! Tout d’abord, prenez ces forces sur l’étagère.
Méfiante, Aurore saisit les rudimentaires ciseaux à grosse lame triangulaire que lui indique le mouton.
– Voyez : il suffit de presser la pince pour que les lames se croisent.
Puis, se mettant sur le dos et en offrant son cou, il ajoute :
– Commencez par ici.
– Mais je vais vous blesser, gémit la jeune fille, cet outil est si tranchant…
– Lancez-vous, mon petit, ne réfléchissez pas. C’est un coup à prendre.
Timidement au début, Aurore taille dans la toison. Petit à petit, elle prend de l’assurance.
– Parfait, princesse, encourage le mouton, continuez comme cela.
Au bout de quelques minutes, il reprend :
– Quelle chose étrange que le destin ! Savez-vous par quel bizarre enchaînement de circonstances je suis arrivé auprès de vous ? Il y a quelques jours à peine, j’ai été initié à la confrérie secrète des Fils du Mouton de Lumière. Ce fut le plus beau jour de ma vie : dès le matin, je ne me sentais plus de joie. Il me semblait que la lumière était éclatante, les couleurs éblouissantes, comme si la montagne, le ciel et le soleil avaient fait peau neuve pour l’occasion. Quand le maître m’a soufflé à l’oreille le mantra sacré, j’ai senti que la chape de plomb de cette vie matérielle glissait de mes frêles épaules. Je suis devenu léger comme une bulle de savon, mon âme s’est envolée et je me suis mis à chanter un hymne de louange que toute la communauté a repris en cœur. Cela a alerté le berger qui est arrivé en courant pour voir ce qui se passait. Tous les moutons se sont tus, sauf moi qui ne pouvais réprimer le bonheur d’être libre, guéri de la peur, de l’angoisse et du besoin, les yeux et le cœur ouverts et débordants d’amour ! Hélas, le berger m’a cru malade et ne pouvant me faire taire, m’a vendu à cette vieille femme pour se débarrasser de moi.
Un instant, le mouton s’interrompt pour laisser Aurore se concentrer sur un passage délicat, autour d’une patte. Puis, il reprend :
– J’ai été arraché à mes verts pâturages, à mes compagnons, à mon berger et me voici enfermé dans cette tour. Il y a deux jours, cela aurait signifié la fin de tous mes espoirs. Aujourd’hui, j’y reconnais les mystères de ma destinée et je suis prêt à les accepter, à les embrasser même, car un chant de grâce retentit au plus profond de mon cœur. Si vous pouviez l’entendre, princesse ! Si vous pouviez trouver en vous cette étincelle d’espoir qui fait que, plus jamais, vous n’auriez peur ou froid !
Tout à son effort pour passer la lame au plus près de la peau sans la blesser, Aurore ne répond pas. Finalement, elle se relève, couverte de sueur et le dos douloureux, mais avec une étincelle de triomphe dans les yeux.
– J’ai fini, Mouton.
– En effet, princesse ! Voici une toison fort bien tondue et je n’ai pas une égratignure. Vous vous débrouillez mieux que l’apprenti berger qui fit la dernière tonte : j’en suis sorti couvert d’entailles !
Dehors, le ciel est encore couvert, mais le gris est lumineux. Aurore va ouvrir la fenêtre : une brise humide rafraichit son visage.
- Chapitre 4. Sacrifice -
Les premières lueurs d’une aube grise sortent doucement l’atelier de la pénombre. Dans un coin de la pièce, sur un coffre plat, trône, à côté d’une bougie, la précieuse boucle de laine présentée au mouton lors de son initiation. Assis devant cet autel rudimentaire, le mouton psalmodie une mélopée de bêlements inarticulés.
La première fois qu’elle l’a entendu, Aurore a cru que le mouton était malade. Maintenant, elle a pris l’habitude de se réveiller aux sons discordants de sa méditation.
Elle a allumé un feu dans la cheminée, elle a fait bouillir de l’eau et elle a jeté une poignée de foin dans la casserole d’eau bouillante pour se préparer une infusion, comme son compagnon le lui a indiqué.
Maintenant, Aurore est assise devant la cheminée qui commence à répandre sa chaleur. Tout en grignotant un morceau de pain, elle garde un œil sur la bougie de l’autel : dans sa méditation, le mouton perd parfois l’équilibre et s’il tombait sur la flamme, il se mettrait le feu aux oreilles sans que cela dérange son extase.
Le petit déjeuner terminé, Aurore va chercher son fuseau et elle s’installe près de la table où s’entassent les pelotes de fils. Elle a transformé ainsi toute la toison et elle rêve de cette liberté que lui a contée le mouton, d’air pur, de pâturages verdoyants au sommet de montagnes paisibles et de nuits étoilées qu’ils vont retrouver, ensemble, bientôt.
Elle n’a plus que de vagues souvenirs d’un hypothétique passé de princesse aussi improbable que ce rêve étrange qu’elle a fait à nouveau, cette nuit : elle dort, allongée sur un lit somptueux quand, tout à coup, la porte s’ouvre sans bruit et un prince entre. Il a l’air perdu et contrarié, mais quand il voit Aurore, son visage s’éclaire. Il s’approche, lui prend la main, s’agenouille auprès d’elle. À ce moment-là, Aurore le reconnaît : il est celui qu’elle attend depuis toujours. Elle voudrait se jeter dans ses bras, mais elle ne peut pas bouger et au bout d’un moment, le prince soupire et se relève. Aurore va lui crier de rester encore, de ne pas s’impatienter, mais elle se réveille toujours à ce moment-là et elle n’arrive jamais à se rappeler son visage.
Tout à coup, le grincement de la porte que l’on pousse résonne dans la pièce et la sorcière entre. Sans un mot, elle s’approche de la table et après avoir posé le bois et le pain, elle pousse les pelotes de fils dans un grand sac d’un geste étonnamment rapide pour une si vieille femme. Puis elle tourne les talons et repart vers la porte. Mais Aurore se précipite vers elle et s’agrippe au sac en criant :
– J’ai filé toute la laine du mouton, laissez-nous partir, vous aviez promis…
La vieille femme la repousse avec un rire mauvais :
– J’ai dit toute la laine ; regarde ta bête, tu es loin du compte !
Horrifiée, Aurore réalise qu’au fil des mois, la toison du mouton a repoussé.
– Non, gémit-elle, ce n’est pas possible…
Seule lui répond la porte qui claque derrière la sorcière. Alors Aurore se jette sur le mouton et agrippe la laine à pleines mains, comme si elle cherchait à l’arracher :
– Je ne sortirai jamais d’ici, crie-t-elle, et c’est de ta faute !
Planté fermement sur ses quatre pattes, le mouton supporte l’assaut. Ce n’est que quand Aurore s’écroule à côté de lui en sanglotant qu’il murmure :
– Est-ce une bien grande surprise ? Vous n’avez pas vu ma laine repousser parce que vous ne vouliez pas le voir. Mais ce processus est une manifestation de ce que je suis, et tant que je vivrais…
– Alors, sanglote Aurore, je vais rester enfermée ici jusqu’à ce que tu meures ? Combien de mois, combien d’années ?
– Connaît-on jamais le moment de sa mort, princesse ? murmure le mouton.
– À moins de te tuer, je n’échapperais jamais à la sorcière !
Le mouton fixe Aurore de ses petits yeux bienveillants :
– Ce serait une solution, princesse. Je n’ai pas peur de la mort. Je suis même impatient de découvrir les espaces et les possibilités qui s’offriront à mon âme libérée de ce corps. J’ai aimé être un mouton, mais je suis prêt pour la suite de cette aventure. Pourquoi ne vous offrirais-je pas ma mort si tel est le prix de votre liberté ?
Aurore se met à trembler :
– Mais… mais… je ne veux pas faire une chose pareille !
Le mouton regarde Aurore en silence, pendant un long instant.
– Ce sera mon ultime cadeau, princesse, acceptez-le. Mais promettez-moi de ne jamais regretter cette décision, quelles qu’en soient les conséquences et de ne gaspiller aucune partie de mon corps. Je vous assure qu’un ragoût de mouton et des côtelettes grillées vous réjouiront l’âme. La mienne restera auprès de vous tant que vous aurez besoin de moi. Vous allez voir, ce n’est pas si compliqué…
- Chapitre 5. Chèvre -
Dans la morne lumière du matin, les larmes d’Aurore tombent sur la laine qu’elle brosse doucement pour en extraire les impuretés et en aligner les fibres : elle carde la dernière toison du mouton à l’aide des têtes crochues de deux chardons qu’elle passe l’un sur l’autre. À ses pieds, posés sur la peau tannée, ne reste plus qu’un petit tas de fibres enchevêtrées alors que le panier placé à côté d’elle est rempli d’une mousse de laine légère. Une bonne odeur de ragoût remplit la pièce, mais Aurore n’a pas faim. Elle jette parfois un coup d’œil vers l’autel et elle soupire ; elle a l’impression que le couteau qu’elle a plongé dans le cœur du mouton est resté planté dans le sien, alors même qu’elle se répète :
– Il n’y avait pas d’autre solution !
Tout à coup, la porte grince. Installée face à la cheminée, Aurore ne se retourne pas ; elle se contente de crier :
– Je n’ai pas fini !
– Je m’en doute, lui répond la voix cassée et chevrotante de la mégère. Mais j’ai changé d’avis : je ne veux plus de cette laine rustique de mouton. Je suis ravie que tu m’en aies débarrassée de la bête.
Avec difficulté, comme si l’air s’était figé autour d’elle, Aurore se tourne vers la sorcière qui ajoute en posant les provisions sur la table :
– Je veux que tu files du poil de chèvre. Mais ne t’avise pas de toucher à autre chose qu’aux poils de l’animal que je vais t’amener ou tu le regretteras amèrement.
Puis la porte claque et la sorcière disparaît.
Cette nuit-là, Aurore a bien du mal à trouver le sommeil. Quand elle s’endort finalement, épuisée de chagrin, elle rêve que la sorcière est de retour et lui amène non pas une chèvre, mais un troupeau entier de moutons que la vieille femme lui ordonne de tuer si elle veut être libérée. La jeune fille implore et supplie, mais la sorcière se contente de la fixer de ses yeux cruels… qui pleurent des larmes de sang qui se transforme en rivière dans laquelle Aurore patauge.
L’horreur réveille alors la jeune fille qui ouvre les yeux : à quelques centimètres de son visage, une chèvre au long poil soyeux la fixe de ses petits yeux noirs. Avant que la jeune fille ait pu réagir, l’animal lui donne un coup de cornes dans les côtes et s’écrie :
– Tu n’as que trop dormi, souillon, mais je suis là pour mettre bon ordre à cette situation. Je vais te montrer qui commande maintenant. Il faut me traire immédiatement et ensuite, tu me prépareras une litière fraîche.
Puis, voyant qu’Aurore la regarde sans réagir, elle bêle :
– « Au sage, un signe suffit ; au sot, à peine le bâton ». Faut-il que j’use encore de mes cornes ?
Comme un automate, Aurore se lève, va chercher un récipient et s’installe à côté de la chèvre qui la houspille sans relâche :
– Tu me fais mal, tu serres trop ! Pas assez, à présent ! Quelle empotée ! Et ma litière, dépêche-toi ! « Qui perd sa matinée, perd les trois quarts de sa journée ».
Aurore n’a que la force d’obéir. Chaque respiration lui coûte un immense effort, comme si l’atmosphère dans laquelle elle se meut était devenue dense et opaque. Mais la chèvre ne lui laisse aucun répit :
– Et maintenant, je veux que tu fasses disparaître cette laine pouilleuse. Les moutons sont des êtres niais et stupides et leur toison est rêche, sans finesse.
Aurore s’effondre alors sur le tabouret et se met à sangloter :
– Mon mouton n’était pas stupide, il m’appelait princesse…
– Princesse, toi ? Mais où vas-tu chercher pareilles sornettes ? Le château que j’ai traversé n’est qu’une ruine abandonnée et tu es une souillon bonne à rien qui a quelque chose à se faire pardonner !
– Mais… sanglote Aurore.
– « Il n’y a pas de fumée sans feu » et la situation ressemble trop à une punition pour que cela n’en soit pas une.
– Mais je n’ai rien fait de mal ! s’exclame Aurore. Pourquoi me punir ?
– À ton avis, ricane la chèvre.
Aurore gémit en se prenant la tête entre les mains. Soudain, elle murmure :
– Le grand fuseau de fer… il me semble qu’on m’avait défendu d’y toucher.
– Ah ! s’exclame la chèvre triomphante. Je le savais : tu as désobéi ! Et bien, ma petite, il va te falloir m’écouter. Je pourrai alors dire un mot en ta faveur à la sorcière.
Sur la table, un pâle rayon de soleil pare de reflets argentés, trois fromages de chèvre disposés sur une assiette ébréchée. Aurore, agenouillée devant la cheminée, tend ses mains fatiguées vers les flammes. Puis, d’un air rêveur, elle prend dans l’âtre une brindille au bout carbonisé et elle se met à tracer des lignes sur la pierre du foyer.
– Que fais-tu au lieu de me traire, demande la chèvre installée sur sa litière.
– Je dessine, murmure Aurore, je dessine un mouton.
– Tu nous fatigues avec ton mouton. On dit pourtant « loin des yeux, loin du coeur », mais tu ne penses qu’à lui, tu ne parles que de lui. Si tu l’aimais autant, pourquoi l’as-tu tué ? Crois-tu qu’en le dessinant, tu le feras revenir ?
– Il était mon ami, murmure la jeune fille, et malgré ma promesse, chaque jour, je regrette mon geste.
– Et, en même temps, ricane la chèvre, ce qui est fait est fait, n’est-ce pas ?
– Mais parfois, continue Aurore, je rêve que j’ai un fils, un petit prince qui me demande de lui dessiner un mouton. Alors, je lui raconte toute l’histoire et je lui fais promettre de ne jamais sacrifier une amitié.
– C’est ça et j’ai un conseil pour toi, moi aussi : « Ce n’est pas le tout de se lever le matin, il faut arriver à l’heure ».
Aurore se lève en essuyant une larme et s’approche de la table où elle trouve chaque matin un pichet d’eau et une miche de pain. Elle s’en taille une tranche qu’elle recouvre d’une épaisse couche de fromage.
– Le fromage de chèvre est le seul digne de ce nom, déclare la chèvre. Celui de vache est insipide, les vaches sont de larges animaux stupides… encore que : pas aussi stupides que les moutons, comme tu as dû t’en rendre compte. Mais il n’est pas l’heure de déjeuner, viens me traire immédiatement !
– Laisse-moi finir de manger ! marmonne Aurore la bouche pleine.
– Te laisser finir de manger ? Et puis quoi encore ? Te proposer d’aller te remettre au lit pour faire la grasse matinée, aussi ? Mais quand apprendras-tu à obéir…
Aurore se retourne : la chèvre s’avance vers elle, menaçante. La jeune fille abandonne son pain sur la table et va chercher son tabouret:
– Je peux finir plus tard, murmure-t-elle en s’installant.
- Chapitre 6. Rébellion -
Une lumière grise de fin d’après-midi éclaire la table couverte de bobines de fil et d’échantillons de tissages. Assise devant le métier à tisser, Aurore passe et repasse sa navette entre les fils de chaîne tendus : elle tisse une étoffe fine et douce d’un mélange des laines du mouton et de la chèvre. C’est une expérience, mais cela donne au travail une texture particulière qui plait à Aurore. Postée derrière la jeune fille, la chèvre grommelle :
– Pour ma part, je trouve l’idée absolument ridicule. Mais pourquoi suis-je surprise ? « Chantez à l’âne, il vous fera des pets ». Car enfin, pourquoi mélanger mon poil précieux avec celui d’un mouton, animal sans personnalité ni caractère s’il en est ! Et de ce mouton-là, qui plus est, qui s’est laissé égorger par une petite dinde au nom de Dieu sait quel idéal saugrenu !
Dans un recoin oublié de son être, Aurore sent la colère qui s’éveille, aussi brutale qu’inattendue. Elle monte, comme une bulle de magma incandescent et se fraie un passage à travers les couches de désespoir et de résignation. Elle arrive sous la surface durcie des confusions, des regrets et des mensonges et elle explose soudain dans son corps, en une irruption de refus et de courage. Aurore attrape une bobine de gros fils et se jette sur la chèvre qui se retrouve ligotée comme un saucisson avant d’avoir compris ce qui lui arrivait. Puis la jeune fille court jusqu’à la huche d’où elle sort son unique couteau. La chèvre, comprenant enfin qu’elle est en mauvaise posture, bêle piteusement :
– Mais que fais-tu, Aurore, tu deviens folle ?
– Je ne te laisserai pas parler comme ça du mouton, rugit Aurore en brandissant le couteau sous le nez de la chèvre. Il te valait cent fois, il était doux et patient, et sans lui, je serais morte de chagrin. Il m’a encouragée, soutenue, réconfortée, alors que toi, tu…
– Ha ! l’interrompt la chèvre, « Faites le bien, vous ferez des ingrats » ! Comment peux-tu agir de cette façon ? Sans compter que si la sorcière arrive, tu vas avoir de gros ennuis !
Mais Aurore se détourne, va poser le couteau sur la table et se rassoit devant le métier à tisser :
– Ça m’est égal, déclare-t-elle. La sorcière fera de moi ce qu’elle voudra. D’ailleurs, depuis que tu es là, elle n’a même pas fait une apparition ; elle apporte les provisions et récupère mon travail quand je dors, et cela me convient très bien. Mais toi, tu me houspilles, tu me critiques, tu dénigres tout ce que je fais. Et tu t’imagines que de citer des proverbes à tout bout de champ prouve que tu as tout compris, mais en fait, ta sagesse est superficielle, égoïste et intéressée. Si tu n’étais pas là…
– Allons, allons, marmonne la chèvre, calme-toi, je t’en prie. Je veux bien reconnaître que ton travail est de grande qualité. Mais dois-je t’apprendre « qu’une once de vanité gâte un quintal de mérite » ?
– Ça recommence, murmure Aurore en se détournant.
– Attends ! D’accord, je n’ai pas toujours été très aimable avec toi… mais enfin, « les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures » !
– Ce n’est pas une plaisanterie, crie Aurore en se levant. Je ne te délivrerai que quand tu te seras excusée pour toutes les méchancetés que tu as dites sur le mouton.
– Comment ? bêle la chèvre, m’excuser ? Tu n’es pas sérieuse !
Devant l’air sombre avec lequel Aurore la fixe, la chèvre s’empresse de poursuivre :
– Bon, disons que j’ai un peu exagéré. Après tout, je n’ai pas connu ce mouton personnellement, je ne peux pas juger. Et je peux te comprendre : « celui qui cherche un ami sans défauts reste sans amis ». Car il faut avouer que les moutons en général… La vérité est que j’ai rencontré des moutons très bien, très cultivés, avec qui j’aurais pu me lier.
Puis, comme Aurore s’est rassise et s’est remise à tisser sans un mot, elle ajoute :
– Veux-tu bien me libérer maintenant ?
– Je réfléchis, marmonne la jeune fille.
Le silence s’installe dans la pièce, troublé seulement par le claquement du métier. Finalement, la chèvre s’exclame :
– Bon, je peux faire une chose pour te prouver ma sincérité ! Je vois bien qu’il est injuste que tu sois retenue ici contre ton gré et si tu me libères, je peux t’aider à t’échapper.
Aurore la fixe d’un regard aussi méfiant qu’interrogateur :
– Parce que tu sais comment ouvrir cette porte, bien sûr !
– Absolument, déclare la chèvre d’un ton catégorique. Enfin, presque : il suffit de trouver la clef ; ce que je peux t’aider à faire si tu me détaches. Alors, « grande aise d’avoir la clef des champs » !
Le métier à tisser claque : le visage fermé, Aurore s’est remise à tisser.
– Écoute-moi, au moins, gémit la chèvre. C’était la nuit où la sorcière m’a amenée ici : arrivée devant ta porte, elle a paru très contrariée. Elle s’est mise à fureter sur le palier, puis à fouiller dans ses poches, tout en marmonnant : « Mais qu’ai-je fait de la clef ? Heureusement qu’il y a un double, mais il est dans l’atelier ! ». Elle a ajouté avec un ricanement : « sous son nez ! » À ce moment-là, elle a retrouvé la clef dans une poche de jupon et elle a ouvert la porte…
– Et c’est maintenant que tu en parles ! s’exclame Aurore.
– Mais… mais c’est que… c’était tellement stupide, gémis l’animal, j’ai cru qu’elle se moquait de moi. Mais en y repensant…
Un instant, Aurore étudie la chèvre. Finalement, elle se lève :
– Si la clef est ici, je la trouverai, mais je ne te délivrerai pas avant.
Pendant une heure, Aurore fouille l’atelier. Elle démantèle l’autel, vide et inspecte chacun des coffres, tire la paillasse jusqu’à la fenêtre et la vide soigneusement ; elle examine les étagères, furète autour de la cheminée. Mais de la clef, pas la moindre trace. Découragée, elle s’effondre devant la cheminée :
– Tu m’as encore raconté des histoires, gronde-t-elle.
– Non, s’écrit la chèvre, la clef est ici, là où tu n’as pas regardé, là où tu ne veux pas regarder, j’en suis absolument convaincue !
Brusquement, Aurore lève la tête et son regard tombe sur une grosse boite posée sur l’étagère qui lui fait face.
– Les fuseaux de fer, murmure-t-elle, que je n’ai plus jamais osé toucher…
Elle se relève lentement et s’approche de l’étagère. D’une main tremblante, elle saisit maladroitement la boite qui lui échappe et se fracasse par terre. Au milieu des longues tiges noires qui se répandent sur le sol brille une grosse clef.
- Chapitre 7. Rêve -
Un rayon du soleil couchant se glisse sous les nuages et illumine les créneaux de la tour au moment où Aurore et la chèvre émergent dans la cour du château. Aurore court jusqu’à la grande porte charretière qu’elle essaie d’ouvrir, mais elle n’arrive qu’à se meurtrir les mains sur les anneaux rouillés. Elle n’a pas plus de succès avec la poterne : toutes les issues du château sont bloquées, elle est toujours enfermée.
Alors seulement, Aurore réalise que la chèvre avait dit vrai : le château semble abandonné. Des herbes folles poussent entre les pavés de la cour ; la chaîne du puits est rouillée et sa margelle couverte de mousse ; les portes des dépendances pendent sur leurs gonds. Dans l’obscurité grandissante, la cour se remplit d’une ombre menaçante et la pluie se remet à tomber, fine, hargneuse.
Tout à coup, une lueur apparaît à une fenêtre de l’étage.
– C’est la sorcière, souffle la chèvre ; je suis sûre qu’elle se cache ici. Si elle nous découvre, sa vengeance sera terrible !
Loin de l’effrayer, les mots de la chèvre ravivent la colère d’Aurore.
– Je vais de ce pas lui dire ce que je…
– Arrête, malheureuse ! s’écrie la chèvre en se mettant en travers de son chemin. « Folle est la brebis qui au loup se confesse » ! La sorcière ne fera de toi qu’une bouchée !
Aurore s’arrête : la boule de feu qui réchauffait son corps lui transperce soudain le ventre comme une lame de glace.
– Tu crois ?
– C’est évident, ma pauvre enfant, soupire la chèvre. Mais j’ai un plan : remontons dans la tour, refermons la porte et faisons comme si de rien n’était. Au milieu de la nuit, quand la sorcière dormira, tu t’introduiras dans ses appartements et tu lui planteras ton couteau dans le cœur : « Aux grands maux les grands remèdes » !
– Tu as raison, murmure Aurore en frissonnant. Je ne peux pas y aller maintenant…
– « Prudence est mère de sûreté », acquiesce la chèvre en poussant Aurore vers la tour.
Dans l’atelier, Aurore ranime le feu et se blottit près de la cheminée. Pourtant, elle n’arrive pas à se réchauffer ; elle a même l’impression d’avoir de plus en plus froid. L’espace qui s’était ouvert dans son cœur quand elle était dans la cour s’est refermé avec un claquement d’os brisés et l’obscurité qui emprisonne son âme lui semble cent fois plus profonde et plus effrayante que celle de l’atelier.
– C’est impossible, murmure-t-elle. Je ne pourrai pas, de sang-froid, prendre ce couteau encore une fois, même pour me libérer de la sorcière !
– « À cœur vaillant rien d’impossible », ma petite, répond sa compagne, et il n’y a pas d’autre solution. Mais dors un peu, maintenant. Je te réveillerai le moment venu.
La jeune fille s’allonge sur sa paillasse et s’enroule dans sa couverture. Elle s’endort aussitôt et rêve. Installée dans le coin d’une grande chambre qui lui est familière, elle file, assise sur un tabouret. Des servantes et des sages-femmes se bousculent au chevet de la reine et Aurore découvre avec stupéfaction que cette dernière vient de donner naissance à des jumeaux, un agneau et une chevrette. Pourtant, personne ne s’étonne du phénomène. S’il y a problème, c’est parce qu’il y a deux nouveau-nés alors qu’on n’en attendait qu’un.
La reine, perplexe, regarde les petits êtres endormis. Finalement, elle tend les bras vers la chevrette qu’elle câline doucement sans plus s’occuper de l’agneau. La sage-femme qui porte ce dernier se dirige vers Aurore et pose son fardeau dans le panier plein de laine qui est posé aux pieds de la jeune fille. Puis elle s’éloigne sans un mot.
Émerveillée, Aurore regarde le petit animal qui s’est lové dans les doux flocons et s’est endormi.
– Drôle de rêve, murmure la jeune fille en relançant son fuseau.
– En effet, lui répond une voix qu’Aurore reconnaît aussitôt. Mais est-ce un rêve ?
La jeune fille se lève d’un bond et se jette au cou du mouton debout à côté d’elle :
– Mouton ! Tu m’as tellement manqué !
– Je ne vous ai jamais quittée, princesse, mais nous reparlerons de cela plus tard. Pour l’heure, je suis venu vous mettre en garde : il ne faut pas écouter la chèvre. Vous ne vous débarrasserez pas de la sorcière en lui plantant un couteau dans le cœur. Il faut, au contraire, lui faire un cadeau.
– Un cadeau, s’exclame Aurore ? Mais je n’ai rien à lui offrir !
– Vous faites pourtant des choses magnifiques…
– …que la sorcière vient prendre dès que j’ai terminé !
– Exactement : elle s’approprie votre travail, elle vous dérobe. Moi, je vous propose de lui offrir une belle pièce. Cela change tout, voyez-vous : celui à qui l’on prend s’appauvrit, il perd. Alors que celui qui offre révèle au monde autant qu’à lui-même qu’il a suffisamment pour donner. Comprenez-vous, mon enfant ?
– Pas vraiment, Mouton, répond Aurore en secouant la tête d’un air désolé.
Pourtant elle sent le frémissement d’une intuition, comme un mot qu’elle aurait sur le bout de la langue… Mais un bêlement strident déchire l’air, réveillant Aurore en sursaut.
– Mouton, marmonne la jeune fille au bord des larmes, reste avec moi !
– Qu’est-ce que tu racontes ? interrompt la chèvre. Allez, debout : « le brouillard du matin n’arrête pas le pèlerin ». Prend ton couteau et allons nous débarrasser de la sorcière.
Mais Aurore marmonne :
– Je ne tuerai pas la sorcière. Je vais, au contraire, lui offrir… quelque chose de spécial.
La jeune fille ne comprend pas très bien le sens du conseil offert par le mouton, mais elle veut le suivre. Elle va même aller plus loin. Aussi, après avoir choisi son tissage le mieux réussi, elle coupe, elle plie, elle coud et elle crée une courte cape à capuchon, chaude et douce comme un printemps ; et, petit à petit, elle se détend, elle se met à chantonner et une joie tremblante la remplit.
- Chapitre 8. Souvenirs -
Aurore travaille toute la nuit, totalement absorbée par sa tâche
Finalement, elle se tourne vers la chèvre, qui fait semblant de dormir sur sa litière.
– Voilà, c’est prêt !
– « Mieux vaut tard que jamais », marmonne sa compagne. Te rends-tu compte comme il est dangereux pour nous de rester ici ?
Aurore craint que la chèvre n’ait raison et elle a du mal à ignorer la peur qui lui noue le ventre. Pourtant, elle est décidée. Elle ôte le torchon déchiré qui lui sert de tablier, lisse sa robe en haillons et déclare :
– Alors, allons-y !
Quelques instants plus tard, Aurore et la chèvre entrent dans la demeure seigneuriale et s’engagent dans l’escalier. En arrivant sur le palier de l’étage, la jeune fille remarque une grande porte en bois ouvragé :
– La sorcière pourrait-elle être là ? demande la jeune fille.
– Certainement pas, déclare la chèvre avec autorité, les appartements sont plus loin. Et il vaudrait mieux que j’aille m’assurer qu’il n’y a pas de danger, ajoute-t-elle en passant devant. Reste ici et attends-moi : « ne confondons pas vitesse et précipitation ».
La chèvre s’éloigne dans le couloir et Aurore s’appuie contre le mur, face à la porte. Malgré l’angoisse qui la tenaille, la fatigue de sa nuit de travail commence à se faire sentir. Si elle reste là sans bouger, c’est sûr, elle va s’endormir debout. Autant bouger, décide-t-elle, et voir ce qu’il y a derrière cette porte.
Aurore pousse le battant et se retrouve dans une large chambre rectangulaire aux murs recouverts de draperies précieuses aux couleurs fanées. Trois hautes fenêtres laissent rentrer la lumière et des bancs, un peu poussiéreux, sont disposés le long des parois. À l’autre bout de la pièce, un trône ouvragé se dresse à côté d’une impressionnante cheminée. Sur le siège, une couronne sertie de joyaux repose sur un manteau de pourpre au col d’hermine.
Aurore s’approche du trône, frissonnant dans la pièce glacée. Un instant, elle admire le vêtement :
– Comme ce manteau a l’air chaud ! murmure-t-elle. Comme je serais bien, enveloppée dedans !
Délicatement, elle soulève le couvre-chef, cherchant des yeux un endroit où le déposer. N’en trouvant pas, elle le place sur sa tête.
– Le temps de mettre le manteau, se dit-elle en dépliant le vêtement et en le posant sur ses épaules.
Aussitôt, le poids de la cape la fait vaciller et elle s’affaisse sur le trône. Elle appuie sa tête couronnée contre le dossier et ferme les yeux. La douce chaleur du manteau pénètre ses membres engourdis et elle a l’impression que même son cœur se réchauffe. Par la fenêtre, un rayon de soleil vient frapper son visage et tout éclate de lumière : baignée dans la chaleur dorée, Aurore flotte dans un vide bienfaisant.
Quand elle rouvre les yeux, elle n’a plus dans le cœur l’ombre d’une appréhension.
– Il est temps d’aller voir la sorcière, murmure-t-elle en longeant le couloir.
Précautionneusement, elle pousse la porte des appartements seigneuriaux, passe la tête à l’intérieur et inspecte les environs : la pièce est claire, meublée d’un lit à baldaquin.
– Personne ! Je me demande où est passée la chèvre.
Elle entre et reconnaît, posé dans un coin, le berceau richement décoré de son rêve. Fascinée, elle s’en approche et découvre, sur les couvertures soigneusement pliées, une poupée de chiffon habillée d’une robe de soie jaune fané. Sans réfléchir, Aurore prend la poupée et brusquement, une image, fulgurante, envahie son esprit : elle n’a pas plus de cinq ans et elle joue avec cette poupée aux pieds de la reine, sa mère. Tout à coup, le roi entre, sans être annoncé. Les dames de compagnie se lèvent et font la révérence, mais le roi n’a d’yeux que pour l’enfant. La petite fille, qui s’est levée d’un bond, se jette dans ses bras.
– C’était donc vrai, murmure Aurore.
Le choc est tel que la jeune fille vacille. Sa tête tourne et elle a l’impression qu’elle va s’effondrer sous le poids du manteau et de la couronne. En titubant, elle s’avance vers le lit.
– Juste un instant, se dit-elle. Je m’assois une seconde. Sûrement, la chèvre ne va pas tarder…
Dans un dernier effort, elle pose la couronne sur l’oreiller et s’affaisse à côté. Elle est si fatiguée ! La chaleur du manteau, la douceur du matelas, tout l’invite à s’abandonner. Tout à coup, elle sent plutôt qu’elle n’entend la chèvre qui entre dans la pièce. Aurore veut se lever, mais elle ne peut pas. Elle fait un effort désespéré pour ouvrir les yeux, mais ses paupières sont trop lourdes. Elle croit pourtant voir la chèvre s’approcher du lit, puis se dresser sur ses pâtes, pour se transformer en vieille femme bossue au regard froid. Aurore veut crier, s’enfuir, mais elle ne peut que fermer les yeux, emportée par la lame de fond de sa fatigue. La dernière chose qu’elle entend est la voix familière de la chèvre :
– Tout va bien, mon petit. Il fallait casser le noyau pour avoir l’amande.
- Chapitre 9. Enfin -
Une trompette retentit au sommet de la tour de guet, le pont-levis s’abaisse avec force cliquetis de chaînes et deux cavaliers d’allure royale pénètrent dans la cour du château.
Le régent et seigneur de la place, petit-neveu d’Aurore, s’avance vers les deux hommes, un large sourire aux lèvres :
– Cher prince, s’exclame-t-il en s’adressant au plus jeune, quel bonheur et quel soulagement que de vous voir arriver !
Puis, se tournant vers l’homme d’âge mûr qui accompagne le prince :
– Comme c’est aimable à vous, majesté, que d’avoir accompagné votre fils ! Avez-vous fait bon voyage ?
– Excellent, sire, vos contrées sont sûres et prospères, les traverser fut un plaisir, déclare le cavalier en descendant de sa monture. Bien sûr, je suis ravi de pouvoir rencontrer de vieux amis, ajoute-t-il en saluant la régente qui vient de les rejoindre. Mais je tenais surtout à m’assurer que mon fils arriverait jusqu’ici pour veiller à son tour la princesse endormie : il n’a pas été facile de le décider !
– Et je n’ai pas dit que je resterai, interrompt le jeune prince en sautant rageusement de son cheval. Passer les meilleures années de ma vie enfermé ici à attendre le réveil hypothétique d’une princesse promise à mon grand-père il y a cent ans n’était pas dans mes projets ! Je veux explorer le monde, moi, partir à l’aventure !
– Comme nous comprenons votre dilemme, mon enfant, déclare la régente. En vérité, nous avons un peu le même problème avec notre fils : il apprécie peu l’idée de prendre la régence du royaume pour s’en voir expulsé sans préavis si son aïeule venait à se réveiller. Nous lui avons pourtant préparé une retraite dorée qui lui permettrait de vivre sa vie comme il l’entend. Mais il ne rêve que de régner comme roi légitime sur un royaume bien à lui, évidemment !
– Évidemment, répond le visiteur en souriant. Mais il faut que jeunesse se passe. Souvenez-vous quand il nous a fallu remplacer nos pères respectifs auprès de la princesse endormie : nous trouvions aussi que l’affaire était mauvaise ! Pourtant, ces années passées ici entre l’étude, la méditation et votre aimable compagnie m’ont permis de développer ma vie intérieure et ont fait de moi un meilleur roi, j’en suis persuadé.
– Je ne peux qu’être d’accord avec vous, majesté, déclare le régent. Cependant, cher prince, ajoute-t-il en se tournant vers le jeune homme, nous atteignons aujourd’hui la période fatidique des cent ans. Je me suis laissé dire qu’il s’agit d’un ordre d’idée plutôt que d’une échéance exacte, mais il y a de grandes chances pour que la princesse émerge bientôt de son long sommeil. Vous ne voudriez pas qu’elle se réveille et ne trouve pas à son chevet celui qu’elle attend depuis si longtemps ?
– Dans ce cas précis, le petit-fils du promis, marmonne le prince. Et où fait-elle son interminable sieste, cette princesse ? Puis-je la voir au moins ?
– Mais certainement, mon enfant, déclare la régente en lui prenant la main. Venez ! Après tout, c’est ce qui a décidé votre père et votre grand-père avant lui, à rester ici.
À cet instant, une vieille femme courbée sur sa canne émerge de la tour et claudique vers le petit groupe en agitant sa main libre.
– Voici la petite-fille de la nourrice d’origine, explique la régente aux visiteurs. Elle a veillé sur la princesse avec le même dévouement que sa grand-mère.
Arrivant à la hauteur du groupe, la vieille femme, hors d’haleine, bafouille :
– Aurore… a bougé… elle se réveille peut-être…
– Et bien, marmonne le régent, quel superbe timing !
Comme un seul homme, le groupe se précipite vers la porte de la tour. Mais la régente s’écrie tout à coup :
– Ne nous précipitons pas tous dans la chambre d’Aurore, nous risquons de l’effrayer : elle ne connaît aucun d’entre nous et elle dort depuis cent ans ! Prince, vous vouliez la voir. Montez donc en éclaireur. Nous vous attendrons ici.
Le jeune homme hésite un instant, puis il disparaît dans la tour. Il gravit l’escalier en colimaçon jusqu’à une grande pièce pleine de soleil aux murs tapissés d’étagères et de tentures colorées. Sur le grand lit à baldaquin qui trône au milieu de la chambre est allongée une toute jeune fille d’une beauté à couper le souffle.
Fasciné, le prince s’approche sans bruit et contemple la jeune fille qui repose paisiblement. Tout à coup, un sourire illumine le charmant visage et le prince, enchanté, se penche pour le cueillir sur les lèvres de la princesse. Aurore ouvre les yeux, regarde le jeune homme et s’exclame :
– Vous êtes là, Mon Prince ! J’avais si peur que vous ne vous lassiez d’attendre !
- Fin -