- Chapitre 1. Toujours cette Question -
Dans l’obscurité, la reine dévale l’escalier en colimaçon qui mène aux sous-sols du château. Le souffle court, elle s’arrête devant une porte entrebâillée qu’elle ouvre d’un geste vif. Une voix de stentor retentit sous la voûte humide :
– Majesté, je vous attendais ! Comment allez-vous, ce soir ?
Les sons ricochent contre les murs de pierre et déferlent sur la reine comme une marée déchaînée. La jeune femme se plaque les mains sur les oreilles et murmure :
– Je vais bien, cher Miroir, mais de grâce, ne parlez pas si fort ! Je ne suis pas sourde !
– C’est que, majesté, répond l’accessoire à peine plus doucement, je maîtrise mal mon enthousiasme à l’idée de vous servir. Me poserez-vous la question habituelle, aujourd’hui ? Ou voulez-vous explorer quelque autre territoire que je me ferai un plaisir de…
– Ce sera comme d’habitude, Miroir ! interrompt la reine en s’approchant.
– Fort bien, majesté : toutes les données pertinentes ont été collectées, triées et analysées. Cependant, pour la forme, vous comprenez, le protocole demande…
– Mais certainement, murmure la reine, si vous me laissez le loisir de poser la question.
Puis, face au large cadre argenté qui étincelle de mille feux, elle chuchote :
Miroir, Miroir magique,
À ma question euphorique,
Donnez réponse empirique :
Suis-je la plus belle femme du royau…
La réponse fuse, enthousiaste :
– Oui, majesté ! Absolument ! Irrévocablement ! Sans l’ombre d’un doute, vous êtes la plus belle femme de ce royaume et de tous les royaumes voisins. Et pour justifier mon diagnostic, je vous ai concocté un bref récapitulatif audiovisuel des moments clés de ces derniers jours. Installez-vous dans votre fauteuil, majesté, et savourez. Cela vous redonnera du cœur à l’ouvrage, car il vous faut présider le grand festin qui clôt les tournois annuels et je vous sens bien lasse.
La lumière des torches se tamise, la surface argentée se met à frémir, puis des scènes récentes apparaissent dans le miroir : les souverains accueillant leurs invités au début des festivités ; leur arrivée dans les tribunes du tournoi ainsi qu’aux festins donnés chaque soir en l’honneur des vainqueurs…
Fascinée, la reine observe le roi quand il la voit paraître : un sourire rajeunit son visage, sa silhouette se redresse, son pas se fait souple et puissant quand il vient à sa rencontre et qu’il l’escorte au milieu des regards admiratifs, des soupirs de plaisir et d’envie, des silences émerveillés.
– Qu’en pensez-vous, Majesté ? s’écrie le miroir. Je me suis dépassé, n’est-ce pas ? J’ai fait dans la concision absolue, je suis allé chercher l’image qui…
Un sourire heureux éclaire le regard de la jeune femme.
– C’est vrai, Miroir, du très bon travail dont je vous remercie.
Elle se lève, s’approche du miroir et scrute son reflet. Le long de sa tempe, une mèche déplacée révèle une fine ligne nacrée qui remonte vers son front. Posant un doigt léger sur la cicatrice, elle murmure :
– Pourtant, je garde sur le visage le témoin de cette chute dans la forêt, quand j’étais enfant, sur une écharde de bois qui m’avait entaillé le visage. Et il m’arrive encore de rêver au regard horrifié de mon père quand, de retour au château, mon visage couvert de sang lui avait fait croire que j’étais à jamais défigurée. Ce soir-là, j’ai compris que pour l’enfant illégitime que j’étais, la beauté et la grâce de mon visage étaient les garants de son amour et de ma place auprès de lui !
– Vous étiez bien jeune pour saisir tous les tenants et aboutissants de votre situation, majesté, en particulier au sujet de votre mère. J’aimerais, un jour, vous présenter les points essentiels et incontournables de cette affaire.
– Qu’y a-t-il à dire, Miroir, d’une étrangère qui séduit un jeune prince et abandonne ensuite le fruit de ses amours coupables ?
– Ceci est la version officielle, majesté. Elle n’est pas fausse, mais elle oublie de mentionner certains détails importants ; et j’ajouterai qu’elle interprète de façon peu rigoureuse ceux qu’elle a jugé opportun de retenir. Autrement dit, majesté…
– Ça ne fait rien, interrompt la reine en caressant du bout des doigts la ligne suspecte. La blessure s’est cicatrisée et j’ai pu rester auprès de mon père qui a continué de clamer que ma beauté le protégeait et que là où j’apparaissais, il devenait le maître.
– Un bel hommage, déclare le miroir, aux implications un peu lourdes pour une enfant, peut-être.
– D’où vient que je doute, alors, encore et toujours, de n’être jamais la reine que mérite mon roi ? D’où vient que je me sente prisonnière d’invisibles barreaux et rêve de silence et de solitude ? Dans ces moments-là, Miroir, vous êtes le seul à pouvoir me rassurer.
– Et je fais mon possible, majesté. Ainsi, ce petit bonus qui, je l’espère, vous apaisera.
Dans le miroir apparaît une petite fille, fraîche et vive comme une source de montagne qui gambade autour de la reine.
– Ce petit soleil n’illumine-t-il pas votre vie ? demande le miroir en scintillant de plaisir. La princesse est aussi gracieuse que charmante. Elle a un caractère en or et met dans sa petite poche tous ceux qui l’approchent, même si rien ne la comble davantage que d’être auprès de vous. J’ai les données statistiques qui le prouvent.
– C’est vrai, cher Miroir. C’est une enfant délicieuse. Je n’ai guère de temps à lui consacrer, mais je la vois heureuse et bien entourée ; et elle fait la joie du roi, ce qui me console de ne pas lui avoir donné un fils. Mais sera-t-elle belle ? Elle me ressemble si peu ! Or il faut bien que cette enfant soit belle, n’est-ce pas ? Sinon, que deviendra-t-elle ?
– Vous n’avez aucun souci à vous faire, majesté, je vous le promets, murmure le miroir à la reine qui s’éloigne déjà.
- Chapitre 2. Au Bord de la Crise de Nerfs -
– Vous vous laissez aller, Miroir, s’exclame la reine. Votre cadre s’écaille, votre reflet se voile… Un objet de votre valeur magique n’a-t-il pas le pouvoir de résister aux outrages du temps ? Reprenez-vous, voyons ! Prenez exemple sur moi !
Dans le grand cadre d’argent terni, la femme qui s’avance à la rencontre de la reine respire l’harmonie et la beauté : la robe de satin gris rehaussée de bordures rose vif épouse sa mince silhouette, la ceinture d’argent sertie de joyaux met en valeur sa taille fine et les boucles d’oreilles assorties encadrent la courbe gracieuse de son cou.
– Majesté, quel plaisir ! roucoule le miroir. Veuillez excuser mon apparence, et n’en prenez pas ombrage, c’est une défaillance passagère. Dites-moi plutôt en quoi je peux vous être utile. Car malgré votre tournure admirable, je vous sens tendue et inquiète. Voulez-vous explorer quelque sujet original qui vous changerait les idées ?
Arrivée à la hauteur du miroir, la reine se laisse tomber dans le fauteuil. La fraîcheur des voûtes humides se pose sur ses épaules comme une chape glacée et elle frissonne. La pièce lui paraît sombre, malgré la haie d’honneur que font les torches accrochées aux murs.
– Je n’ai pas besoin de me changer les idées, Miroir, seulement d’être sûre que…
– Mais vous l’êtes, Majesté, gémit le miroir, vous l’êtes, je vous assure !
– J’ai besoin de vous l’entendre dire, mon ami, je n’ai confiance qu’en vous.
– Et votre confiance m’honore, Majesté. Cependant, les sondages d’opinion sont une science subtile, loin d’être exacte, et je pense qu’il serait utile de réfléchir à une formulation plus actuelle de votre question. Aussi, je me proposais de soumettre à notre échantillon représentatif un questionnaire préliminaire qui permettrait de raffermir les bases théoriques de la recherche et qui porterait sur ce que recouvrent exactement les notions de beauté, de reine…
– Vous êtes un incorrigible perfectionniste, cher Miroir, et je ne comprends rien à votre charabia. Alors que je ne vois pas plus simple que ma question.
– C’est que, majesté, s’énerve le pauvre meuble, vous vous trompez : les choses sont plus complexes que vous ne l’imaginez. Il faut prendre en compte le contexte économique et socioculturel, organiser, hiérarchiser, éviter les généralisations réductrices et les simplifications mensongères ; même les données météorologiques ont leur importance et…
Mais la reine se lève et se campe face au miroir :
Miroir, Miroir magique,
À ma question prosaïque,
Donnez réponse homérique :
Qui est la plus belle femme du royaume ?
Dans le lourd silence qui suit, la reine observe son reflet qui, lentement, se transforme : sa haute silhouette un peu raide s’adoucit, s’arrondit, sa chevelure sombre s’éclaircit jusqu’à devenir dorée, sa peau devient blanche et diaphane comme de la porcelaine… et c’est Blanche, radieuse à l’aube de ses seize ans, qui apparaît dans le miroir.
La reine ne peut s’empêcher de sourire à la vue de sa fille, mais, soudain, elle sent une vague irritation l’envahir :
– Je vous suis reconnaissante de l’intérêt que vous portez à Blanche, Miroir, mais ce n’est pas le moment de m’en faire un énième portrait.
– Majesté, souffle alors le miroir, vous m’avez posé une question. Et ne dit-on pas qu’une image vaut plus qu’un discours ?
À ces mots, la reine se fige, sa peau devient grise et elle pousse un cri de rage.
– Blanche ? Blanche serait la plus belle ? Voilà qui est ridicule, Miroir, vous dites n’importe quoi !
– Hélas ! répond le miroir d’une voix à peine audible, comme je le voudrais aussi. Mais la vérité…
– Taisez-vous, malheureux !
La reine tape du pied, frappe du poing le dossier du fauteuil :
– Comment Blanche a-t-elle pu ? Comment ose-t-elle ? Après tout ce que j’ai fait pour elle ?
Au comble de la rage, la reine s’immobilise à nouveau devant le miroir.
– Mais cela ne se passera pas comme ça, croyez-moi. Je peux me débarrasser de la petite prétentieuse, je peux l’écraser comme on le fait d’un insecte nuisible ! N’importe lequel de mes fidèles chasseurs ne demanderait pas mieux que de trainer l’effrontée, l’ingrate au fond des Bois Maudits et de l’égorger comme du vulgaire gibier. Nous verrons alors, Miroir, ce qu’il vous faudra répondre à ma question !
– Majesté, je vous en prie !
La voix du miroir s’est raffermie, elle se fait sévère :
– Croyez-vous vraiment que cela va résoudre votre problème ? Blanche est belle parce qu’elle a hérité de votre beauté, mais aussi et surtout, parce qu’elle a la vie devant elle et qu’elle est pleine de rêves et d’espoirs. Or ce feu qui l’embrase brûle au cœur de bien d’autres jeunes filles dans votre royaume. Les ferez-vous égorger les unes après les autres par vos chasseurs jusqu’à ce que l’un d’eux doive sacrifier sa propre fille à votre folie ?
Dans le miroir, la reine voit défiler des images de carnage qui font monter en elle une vague de nausée. Sa rage se glace, se transforme en désespoir, et elle s’effondre dans le fauteuil :
– Mon Dieu, Miroir, que m’arrive-t-il ? Suis-je en train de devenir folle ? Comment ai-je pu imaginer faire du mal à Blanche que j’aime… que j’aime…
– Que vous aimez beaucoup, majesté, sans l’ombre d’un doute ! Mais ne mélangez pas tout ! Pensez-vous vraiment que Blanche n’est belle que pour vous contrarier ? Sa beauté est sa destinée, comme elle a été la vôtre : les chiens ne font pas des chats…
– Mais que vais-je devenir si je ne suis pas la plus…
– Majesté, interrompt le miroir, ne me dites pas que vous n’avez rien vu venir ! Dieu sait si j’ai essayé de vous préparer à affronter l’inévitable, à relativiser, à explorer d’autres pistes. M’avez-vous écouté ? Non ! Vous avez préféré étouffer vos désirs et votre amour de la vie. Ils ne sont plus qu’une étincelle moribonde au fond de votre cœur et avec elle, c’est votre vraie beauté qui s’éteint. Et vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même si…
– Comment osez-vous me parler sur ce ton, meuble insolent ? s’écrie la reine piquée au vif. Avez-vous oublié que vous me devez respect et déférence ?
– Sans doute, majesté, répond le miroir, mais je vous dois aussi la vérité : vous êtes en train de devenir laide !
À ces mots, la reine se redresse comme une furie. Elle dégaine la dague dont elle ne se sépare jamais et se jette sur le meuble.
Alors qu’elle lève l’arme sur la surface argentée, une autre main vient à sa rencontre, une main fripée, aux doigts noueux, qui brandit une canne : dans le miroir, une très vieille femme, courbée, tordue par l’âge, regarde la reine de ses yeux rouges et larmoyants. Son visage est marqué de rides profondes et de taches brunes, et sa bouche s’étire en une grimace édentée. La reine se fige de saisissement.
– C’est de cela que vous avez peur, majesté ? murmure le miroir. Ne comprenez-vous pas que c’est inévitable… et sans importance, au demeurant ? Ou si peu…
Le bras armé de la reine retombe le long de son corps. Dans le visage ravagé, les pupilles vertes qui la fixent grandissent, s’élargissent, et la reine plonge dans un abysse couleur d’eau. Du fond de cette immensité, s’avance vers elle une jeune femme d’une beauté éclatante qui lui tend la main en souriant. Son autre bras encercle la taille d’une jeune fille tout aussi ravissante qui en tient une troisième par la main derrière laquelle une chaîne de femmes radieuses s’étire à l’infini.
À l’instant où la reine accepte la main offerte, elle sent dans son autre main la menotte de Blanche qui vient se joindre à la ronde.
– Vous n’êtes pas seule, Majesté, murmure le miroir. J’ai connu personnellement toutes ces reines. Ah ! Que de drames et de tragédies ai-je réfléchis ! Que de comédies et d’histoires à dormir debout aussi ! Car je suis au service de votre lignée depuis tant d’années que j’ai arrêté de compter. Et Dieu sait si j’aime compter !
Les yeux de la reine se remplissent de larmes et la ronde enchantée s’estompe. Bientôt, elle est seule dans le miroir, mais dans ses yeux verts aux reflets de soleil, brille une lueur joyeuse, un feu nouveau, ravivé, et un sourire flotte sur son visage rasséréné.
– Quant à votre question, déclare le miroir, pour l’instant, nous sommes les seuls à en connaître la réponse. Même Blanche ne se doutera de rien pendant encore un moment. Cela vous laisse un peu de temps…
– En effet, Miroir. Puisque Blanche est la plus belle femme du royaume, il me faut la préparer à ce que cela signifie et la protéger jusqu’à ce qu’elle soit prête.
– Ce n’est pas exactement ce que je voulais dire, Majesté, soupire le miroir.
Mais la reine a déjà quitté la chambre secrète.
- Chapitre 3. Impossible Portrait -
Assise sur un banc dans son jardin fleuri, la reine offre son visage à la caresse d’un doux soleil de printemps. Ses doigts caressent les pétales délicats du bouquet qu’elle vient de cueillir et qui repose sur ses genoux. Doucement, son cœur s’apaise. Comme elle aimerait profiter plus souvent de ce jardin !
Hélas, ses obligations ne lui laissent que de rares moments de répit. Déjà, une dame de compagnie, très agitée, apparaît au bout de l’allée :
– Majesté, le peintre est arrivé, mais personne ne sait où est la princesse.
– Comment ? s’étonne la reine. Mais je l’ai laissée dans son boudoir, il y a quelques instants à peine. Où a-t-elle pu passer ?
Après une seconde de réflexion, elle ajoute :
– Continuez à la chercher, je vais parler au peintre.
Puis elle s’éloigne en soupirant :
– Caprice du roi que ce portrait de Blanche. Ne voit-il pas qu’il est trop tôt pour peindre cette enfant ? De plus, poser la fatigue et l’ennuie.
La reine arrive à la chambre de sa fille qu’elle traverse pour passer dans le boudoir attenant, transformé en atelier. À la porte, elle s’arrête, stupéfaite : dans un fauteuil placé à côté de la fenêtre pour tirer parti de la lumière matinale, Blanche, son ouvrage sur les genoux, semble perdue dans la contemplation du Bois Maudit qui s’étend entre le château et les contreforts montagneux.
À l’autre bout de la pièce, le peintre, l’air renfrogné, examine ses croquis étalés sur une table à côté du chevalet.
Tout en le rejoignant, la reine doit s’avouer qu’elle est déçue. Le travail est peu convaincant, les études sans vie et même étrangement disgracieuses, comme si l’artiste ne maîtrisait pas son fusain.
Se serait-elle trompée ? Elle n’avait pas voulu d’un artiste trop en vogue, qui aurait fait des simagrées, imposé des conditions ridicules et dont la notoriété n’aurait pas manqué de faire au portrait une publicité inutile. Un artisan à la réputation solide qui devait faire justice à l’éclat naissant de la princesse sans en faire toute une histoire lui avait semblé plus sage.
– Maître, chuchote la reine en touchant la manche du peintre.
L’homme sursaute, et quand il s’incline, le bonnet de toile glisse sur ses cheveux blancs :
– Majesté, je ne vous avais pas entendue arriver.
– Que se passe-t-il ? reprend la reine en indiquant le chevalet. L’inspiration n’est toujours pas au rendez-vous ? Il me semble que cette toile s’impatiente !
– C’est que j’attends la princesse, majesté. Elle ne s’est pas encore présentée et je ne veux pas l’importuner si elle a de plus pressants engagements.
– Mais que dites-vous là, Maître ? Regardez, elle est assise dans le fauteuil !
D’un air effaré, l’artiste se tourne vers la fenêtre. Il plisse les yeux, penche la tête, avance le menton, puis se retourne vers la reine et balbutie :
– Elle n’était pas là quand je suis arrivé !
Très agité, il fait un pas vers la princesse puis revient vers la reine.
– Ou je ne l’ai pas vue, majesté.
Le peintre a l’air si troublé que la reine sent son irritation se muer en inquiétude.
– Vous sentez-vous bien, Maître ?
Se tordant les mains de désespoir, le pauvre homme déclare finalement :
– Justement, majesté, je n’en suis pas sûr : non seulement mon art me fait défaut pour saisir la beauté de la princesse, mais il m’arrive de… de la perdre de vue. Brusquement, elle s’efface, elle se fond dans le décor. Je la cherche là où elle devrait être, mais elle a disparu !
La reine est perplexe, mais l’homme a l’air si absolument désolé qu’elle finit par répondre :
– Ce portrait n’a rien d’urgent, Maître. Laissons l’affaire pour l’instant et rentrez vous reposer.
Puis la reine se tourne vers la princesse qui n’a pas bougé et elle se demande brusquement si le problème du peintre n’est pas contagieux : la jeune fille qu’elle avait vue clairement en arrivant lui semble maintenant presque transparente. C’est à peine si on ne distingue pas, à travers elle, le dossier du fauteuil. Puis, la voilà nette et précise à nouveau. Mais c’est pour se dissoudre l’instant suivant, jusqu’à n’être plus qu’un éclat de lumière au creux du siège.
– Blanche, demande la reine en s’approchant, que se passe-t-il ?
– Je suis si fatiguée, Mère, répond la jeune fille. Ces heures de pose sont harassantes. Je voudrais m’allonger un moment.
Elle se lève lentement et se dirige vers la chambre. La reine réalise qu’elle flotte à nouveau dans cette robe de satin vert qu’on a pourtant repris par deux fois depuis le début du portrait.
– Je n’y comprends rien, murmure la reine. Et que puis-je faire de plus pour cette enfant : nourriture soignée, exercices, lectures édifiantes, rien n’y fait !
- Chapitre 4. Beaux Atours -
Dans le salon de la reine, les époux royaux profitent de quelques instants d’intimité avant le début des grandes réjouissances organisées pour les dix-sept ans de la princesse.
Dehors, le soleil d’automne, encore chaud, s’est levé dans un ciel sans nuages, mais on sent dans l’air un fond de fraîcheur, comme un murmure d’hiver imperceptible.
– Vous avez vraiment fait les choses en grand, sire, pour notre petite Blanche, dit la reine en tendant une tasse de thé à son époux, et je crois que vous avez eu raison. Pour ma part, j’avais le sentiment qu’il était trop tôt, qu’elle n’était pas prête. Mais depuis que votre décision est prise, Blanche s’épanouit. Elle a repris couleurs, substance et joie de vivre.
– En effet, madame, mais vous aviez raison pour le portrait : il fallait attendre. Car Blanche embellit de jour en jour.
Le roi est interrompu par l’arrivée d’une servante, haletante :
– Madame, les couturières sont en train de mettre la dernière main à la robe de la princesse et vous vouliez assister à…
– Puis-je venir aussi, demande le roi, ou mon avis a-t-il moins d’importance que le vôtre, madame ?
– Il en a plus, sire, comme vous le savez pertinemment, répond la reine en se levant, mais vous le donnerez ce soir, quand la princesse paraîtra pour le bal.
– Moi qui espérais un traitement de faveur, murmure le roi avec un sourire malicieux.
Puis, posant sa tasse, il ajoute :
– Je vais donc accueillir en notre salle du trône nos premiers invités royaux. Mais promettez-moi de venir me rejoindre au plus vite, Ma Douce.
– Comptez sur moi, sire, je n’en ai que pour un instant.
Tout en se hâtant le long des couloirs, la reine repense au souci qu’elle se faisait pour la princesse quelques mois plus tôt. Elle avait fini par s’en ouvrir au miroir, et depuis qu’elle avait renoncé à lui poser toujours la même question, ce dernier s’était révélé d’excellent conseil sur nombre de sujets. Ce jour-là, il avait déclaré d’un ton sentencieux :
– Si vous ne voulez pas voir la princesse s’évaporer corps et âme comme brume du matin aux premiers rayons du soleil, majesté, il faut qu’elle accède à sa place dans le monde !
– Mais elle n’est pas prête ! s’était alarmée la reine. Elle fait le désespoir de son professeur de danse, elle est incapable de faire trois pas de menuet sans se prendre les pieds dans sa traine. Quant aux princes, elle n’osera jamais s’en approcher : elle est d’une timidité maladive et n’a aucune conversation. Ne vaudrait-il pas mieux attendre encore un peu ?
– Non, majesté, et, croyez-moi, les probabilités que je me trompe sont faibles.
Finalement, le roi trancha : à l’occasion de son dix-septième anniversaire, Blanche prendrait sa place aux côtés de ses parents.
Avant d’arriver à la chambre de Blanche, la reine s’arrête dans ses appartements : elle veut prendre une paire d’escarpins précieux qu’elle désire offrir à la jeune fille.
Pourtant, elle hésite un instant, car quand elle l’avait consulté, le miroir s’était montré réticent :
– Majesté, je dois reconnaître que ses chaussures sont d’une rare beauté et de facture soignée, mais je pense qu’elles ne conviendront pas à Blanche.
– Pourquoi donc, miroir ? Mon père me les a offertes quand je me suis mariée.
– Sans vous dire, Majesté, qu’elles avaient appartenu à votre mère qui s’en serait débarrassée si votre père n’avait insisté pour qu’elle les garde.
– Que me racontez-vous là, cher Miroir ?
– Excusez-moi d’insister, majesté. Ces chaussures ne sont pas tout à fait… il y a un soupçon de… une trace infime…
– Mais de quoi, Miroir ?
– De quelque chose que je ne peux identifier avec précision, mais au sujet duquel je me dois de vous informer. Majesté, ne les faites pas porter à Blanche !
– Vous vous laissez emporter par votre imagination, ce qui ne vous ressemble pas. Suivez donc vos propres conseils et ne vous faites pas de soucis pour cette enfant.
De plus, pense la reine en enveloppant les escarpins dans un linge propre, je n’ai rien trouvé dans tout le royaume qui complète si parfaitement la tenue de Blanche.
Quelques instants plus tard, elle pousse la porte des appartements de la princesse et s’arrête net : elle a beau s’être préparée, elle n’en croit pas ses yeux. Blanche, sa petite Blanche, est absolument éblouissante.
Debout sur une table basse autour de laquelle s’affairent les couturières, la jeune fille lui sourit joyeusement :
– Mère ? Regardez, je suis presque prête. Et vous aviez raison, cette robe est magnifique. Au début, je la trouvais un peu trop… Je me demandais si cette dentelle d’or, ces rangées de perles sur le corsage…
– Elle te va à ravir, mon enfant, l’interrompt la reine. La couleur fait ressortir la blancheur de ton teint et les bordures mettent en valeur le bleu de tes yeux et l’or de tes cheveux. Blanche, tu seras la plus belle du bal !
– Oh ! Non, mère, c’est vous qui serez la plus belle, comment pourrait-il en être autrement ? J’ai hâte de voir votre robe. Ne voulez-vous pas au moins m’en dire les couleurs ?
– Ce soir, Blanche, c’est toi que l’on fête. Aussi, ai-je choisi une robe simple, de facture classique, dans des tons d’automne comme le veut la saison, avec quelques accessoires pour en rehausser les lignes.
Puis, dévoilant les chaussures, la reine ajoute :
– Mais regarde plutôt ce que je t’apporte. Voilà la touche finale pour que tu sois parfaite.
Blanche se penche pour prendre les escarpins qu’elle examine un instant en silence.
– Elles sont splendides, mère, mais j’ai déjà trouvé…
– Je les portais à ma première cérémonie officielle, murmure la reine en reprenant l’un des souliers de mains de Blanche. Quand je suis entrée aux côtés de ton père dans la salle du trône, la cour au grand complet a retenu son souffle, émerveillée par tant de beauté ! Et la même chose se produira ce soir quand tu apparaîtras, Blanche.
– Je les aime, mère, elles sont splendides, mais il me semble…
– Oh ! Blanche, je me faisais une telle joie de te les offrir ! S’il te plait, essaie-les, pour me faire plaisir. Je suis si triste que tu ne les aimes pas.
– Oui, mais… je préfèrerais… la couleur ?
– Mais au contraire, Blanche, la couleur est parfaite ! Montre-moi ton pied.
D’un geste gracieux, la reine s’agenouille devant Blanche qui s’est assise sur la table basse et lui tend son pied déjà chaussé d’un escarpin léger au modeste talon.
La reine échange les souliers en secouant la tête :
– Regarde, ceux-ci sont tellement plus raffinés ! Voilà, mets-toi debout, fais quelques pas. Tu es magnifique, ma chérie, j’étais sûre que…
La reine est interrompue par le fracas des carrosses entrant dans la cour du château. Des cris, des appels, des salutations joyeuses, des rires d’enfants et des jurons de palefreniers suivent : les premiers invités arrivent.
– Il me faut rejoindre le roi, déclare la reine. Mais… que se passe-t-il, ma chérie ? Tu es toute pâle.
Le visage crispé, la jeune fille trébuche et tombe dans les bras d’une suivante effarée.
– Allez chercher quelque chose à boire pour la princesse, s’exclame la reine en l’aidant à s’asseoir. Ma pauvre enfant, depuis combien de temps es-tu à cet essayage ?
Au lieu de répondre, la princesse, recroquevillée dans le fauteuil, se met à sangloter :
– Mes pieds, mes pieds me font horriblement souffrir. Tout à coup, j’ai eu l’impression que des mâchoires d’aciers se refermaient sur mes orteils.
– Allons, mon petit, murmure la reine, ce n’est certainement rien de grave. Toute cette excitation, le début de cette grande journée pour toi…
Quelques instants plus tard, la guérisseuse arrive. Elle enlève les souliers et, malgré les pleurs de la princesse, palpe les orteils devenus blancs et froids comme du marbre.
Elle lève vers la reine un regard perplexe, quand on frappe à la porte et un serviteur en livrée annonce :
– Sa majesté le Roi voudrait avoir l’honneur de la présence de sa majesté la Reine pour accueillir ses majestés du Royaume d’À Côté qui viennent d’arriver.
La reine jette un coup d’œil au visage crispé de Blanche, puis, se dirigeant vers la porte, elle ordonne :
– Occupez-vous de la princesse, il faut qu’elle soit remise pour ce soir.
Dans le couloir, la reine se recompose un visage serein. Ceci ne peut être qu’un malaise passager, elle prendra des nouvelles dès qu’elle aura un instant.
- Chapitre 5. Départ -
Lentement, comme écrasée par un fardeau invisible, la reine s’avance vers le miroir qui luit faiblement dans la pénombre. Quand elle s’arrête près du fauteuil, une seconde torche s’embrase et le miroir demande doucement :
– Comment va la princesse, majesté ?
– Mal, Miroir, très mal, répond la reine en s’effondrant sur le siège. Et personne n’y comprend rien. Ah ! Si vous l’aviez vue ce matin ! Elle était plus belle que le soleil. Qu’a-t-il bien pu se passer ? Je ne peux pas croire que les chaussures que je lui destinais… Hélas, ce soir, elle n’a pas pu assister au bal. Quand je l’ai quittée, il y a quelques instants, elle ne pouvait plus bouger ses jambes et ses pieds étaient froids et sans vie. À la douleur et aux larmes des premières heures, a succédé une sorte de torpeur. Elle ne souffre plus, mais elle semble s’être résignée à une mort horrible ! Je la regarde s’éloigner, et je me sens impuissante, désespérée, ne sachant quoi faire. Et le désespoir du roi, Miroir ! C’est insupportable ! Je sais que vous ne pouvez rien pour elle, mais…
– En fait, majesté, j’ai peut-être une suggestion. Si vous me posez la question, cela va sans dire. J’ai eu la journée pour faire des recherches et je suis tombé sur une étude qui pourrait vous intéresser.
La reine retient son souffle, les yeux fixés sur le cadre baroque terne et poussiéreux.
– Mais parlez, Miroir ! s’écrie enfin la reine. De quoi s’agit-il ? Qu’avez-vous découvert ? Qu’attendez-vous pour m’en faire part ?
– J’attends votre requête, majesté : si vous n’avez pas de question, je n’ai pas de réponse. Ceci dit, ayez l’obligeance de prioriser vos demandes et de ne me poser qu’une question à la fois.
La reine est prise d’une envie soudaine d’envoyer quelque chose de lourd et de compact dans le protocolaire objet. N’ayant rien d’adéquat à portée de main, elle s’écrie :
Miroir, Miroir magique,
À ma question colérique,
Donnez réponse, Bourrique !
Peut-on sauver Blanche ?
– Probablement, majesté, si tant est que mes données soient recevables et les prémisses correctes, à savoir une part de responsabilité des souliers.
– De quoi s’agit-il, Miroir ? souffle la reine.
– Il semble qu’un trouble similaire frappant des jeunes filles dans la fleur de l’âge ait été traité avec des résultats probants grâce à un sérum naturel fabriqué par certaines fourmis bleues natives du Bois Maudit. Bien sûr, son efficacité varie, comme c’est le cas pour toute chose et il pourrait y avoir des effets secondaires.
– Vous êtes sûr, Miroir ? Il existe un remède ? Mais il faut se le procurer sur le champ !
– Ce n’est pas si simple, majesté, comme vous vous en doutez. Il faut aller le chercher dans la fourmilière et il doit être offert par les fourmis elles-mêmes. Cela constitue un problème majeur, car les relations diplomatiques entre vos deux royaumes ne sont pas bonnes et une mission officielle a peu de chance d’aboutir. Il vaudrait mieux que nous y allions seuls, majesté, et incognito : je vous offrirai mon expertise et… prendre l’air n’est pas pour me déplaire.
– Vous emmener, Miroir ? Mais vous êtes plus grand que moi et faites plus de trois fois mon poids ! Encore que, si vous avez une suggestion…
– Absolument, majesté, il suffit de demander. J’ai un autre pouvoir magique dont je ne me suis pas servi depuis fort longtemps… oui, cela remonte à la fuite de votre malheureuse mère…
– Plus précisément, Miroir ?
– J’y arrive ! Donc, il s’agit d’un second don unique…
Au regard noir que lui lance la reine, le miroir ajoute précipitamment :
– Je peux me miniaturiser. Comme ceci.
Un éclair bleuté illumine la voûte humide et un léger grésillement résonne dans l’air froid. Quand le silence retombe, le miroir a disparu, découvrant une porte de fer dans le mur contre lequel il s’appuyait. Au pied de celui-ci, une voix aigüe chuchote :
– Ici, majesté, je suis ici.
Revenant de sa surprise, la reine ramasse le miroir qui a maintenant la taille d’une carte de visite, et elle le met dans sa poche :
– Allons-y ! On peut sortir du château sans attirer l’attention en prenant le souterrain qui s’ouvre derrière cette porte. Avec un peu de chance, nous serons de retour avant l’aube et demain, Blanche ouvrira le bal.
La reine marche droit devant elle, s’enfonçant dans une forêt toujours plus dense. La nuit fraîchit et elle frissonne dans sa robe de soirée. Elle se couvre les épaules et la tête de sa traine et continue à avancer malgré la fatigue qui commence à se faire sentir. Dans son esprit, des impressions confuses se bousculent : sa quête ressemble à une fuite. Le danger est-il devant ou derrière elle ? Une image s’accroche à une aspérité de son trouble et elle finit par demander :
– Miroir, parlez-moi de ma mère. Vous ne souscrivez pas à la version officielle de…
De la poche, une voix aigüe répond déjà :
– C’est que, majesté, les faits ont été manipulés afin d’effacer cet épisode embarrassant de l’histoire du royaume. Or, j’accepte mal que l’on prenne certaines libertés avec la vérité et…
– Qui était-elle donc ? interrompt doucement la reine. Racontez-moi.
– Votre mère était la princesse d’une contrée éloignée. Pour la soustraire à la jalousie meurtrière de sa seconde femme, son père avait secrètement demandé asile pour elle à vos grands-parents paternels, lointains cousins issus de germain. Une nuit, la pauvre enfant arriva donc au château, épuisée, désespérée mais si belle, si touchante que votre père, jeune prince plein de fougue, s’éprit d’elle au premier regard et ne vécut plus que pour en faire sa reine. Hélas, son père avait d’autres projets pour son unique héritier, dans l’intérêt du royaume évidemment, et il n’était pas question de mettre sur le trône une étrangère, toute princesse qu’elle fut…
Le miroir s’interrompt un instant, songeur. Comme la reine reste silencieuse, il reprend finalement :
– Il est vrai qu’après l’accouchement, elle est partie en vous laissant. Mais ce n’était ni son choix ni celui du prince. C’est le roi, votre grand-père, qui en a décidé ainsi, et c’est pour sauver votre vie que votre mère a disparu. Il y eut, en temps voulu, le grand mariage officiel et politiquement correct de votre père, puis la naissance de vos frères et sœurs. Mais vous étiez tout ce qui lui restait de la seule femme qui ait jamais compté pour lui et il ne voulut jamais se séparer de vous. Or, de tout cela, il était défendu de parler. Comprenez-vous, majesté ?
Perdue dans ses pensées, la reine ne répond pas. Mais des mots ont été posés sur des images et des sensations, une nouvelle histoire, une autre perspective émergent alors qu’elle continue de marcher.
Bientôt, elle arrive aux contreforts des montagnes et comme il n’y a plus de chemin, elle suit, non sans difficultés, le lit rocailleux d’un torrent à sec. Finalement, le miroir l’arrête :
– Voilà, majesté, je crois que nous y sommes : que voyez-vous sur votre droite ?
– Rien, Miroir, tout est noir.
– Faites un effort ! Je suis dans votre poche et j’ai besoin d’un minimum d’indications.
La reine scrute l’obscurité et finit par distinguer, devant elle, une vieille souche en partie recouverte d’un monticule de terre granuleuse. Quelques fourmis, dont l’abdomen bleuté luit faiblement dans un rayon de lune, se pressent vers un orifice aménagé au pied de la souche.
– Parfait, reprend le miroir. Il vous faut maintenant consulter la reine des fourmis, c’est elle qui pourra vous aider. Malheureusement, elle ne sort jamais de la fourmilière.
– Qu’allons-nous faire ? demande la reine, qui sent, tout à coup, le doute l’envahir.
– C’est la question, n’est-ce pas ? Voyons, si la montagne ne vient pas à Mahomet, le plus simple est d’aller à la montagne, paraît-il. Vous devez obtenir une audience de cette souveraine, ce qui vous sera facile quand je vous aurai miniaturisé.
– Quoi, s’écrie la reine, moi aussi ?
– Hélas, non, justement ! Je ne peux modifier la taille que d’une chose à la fois. C’est donc vous ou moi. Et malgré l’attrait, tout scientifique, de cette expérience pour moi, je vois bien qu’il faut que ce soit vous !
– Mais je ne sais rien des protocoles diplomatiques en usage dans une fourmilière, s’exclame la reine. Si je commets un impair à l’étiquette, la réussite de ma mission pourrait s’en trouver compromise.
– Je ne vous serai pas d’une grande utilité, majesté. Je me suis spécialisé dans le règne des humains et cela m’a laissé peu de loisirs pour explorer celui des fourmis qui, soit dit en passant, est une espèce extrêmement ancienne qu’un miroir en mon genre ne peut intéresser. Mais ne vous découragez pas. Entre souveraines, vous devriez pouvoir vous entendre.
Comme la reine, immobile, ne répond rien, il ajoute :
– Allons, ne perdons pas de temps. Il faut trouver un endroit tranquille où je puisse reprendre ma taille normale en vous attendant. Puis vous vous posterez à l’entrée de la fourmilière et à votre signal, j’opérerai le transfert.
Moins rassurée qu’elle ne veut l’admettre, la reine cache le miroir, s’approche de la fourmilière et chuchote :
– Je suis prête.
Au moment où elle se demande si le miroir l’a entendu, une douleur fulgurante lui transperce la tête et elle perd connaissance.
- Chapitre 6. Rencontre au Sommet -
Une violente nausée secoue la reine : elle doit être sur un bateau ou sur un chameau, car elle sent son cœur lui remonter dans la gorge à chaque balancement de l’étrange embarcation. Sa tête la fait souffrir et ses paupières sont lourdes, mais elle perçoit la tiédeur, la douceur parfumée de l’air : il bruisse autour d’elle d’une mélodie étrange et pleine de vie.
Soudain, le convoi s’immobilise et une voix aigüe murmure près de son oreille :
– Que nous apportez-vous là, braves soldates ? Est-ce vivant ?
Saisie, la reine ouvre les yeux : à quelques centimètres de son visage, un œil énorme, aux innombrables facettes, l’observe avec intérêt. Son mouvement d’effroi fait glisser la reine du dos de deux fourmis sur lesquelles elle était allongée et elle s’étale par terre, aux pieds d’une troisième fourmi aux dimensions imposantes.
Se relevant précipitamment, elle déclare alors, drapée dans une dignité un peu froissée :
– Je suis la reine de ce royaume et…
– Cela nous étonnerait, interrompt la fourmi géante en raidissant ses antennes. La reine, ici, c’est nous. Et si vous ne voulez pas d’ennuis, tenez-vous-le pour dit !
La reine se fige, consciente de l’impair, et les antennes de son interlocutrice se détendent un peu.
– Cependant, nous vous comprenons, ce qui est surprenant. Il y a donc une correspondance entre nous, quoiqu’assez mystérieuse. Que pourriez-vous être qui expliquerait votre présence à nos portes et si possible, votre apparence ?
Baissant les yeux sur sa robe qui a souffert de la traversée en forêt, la reine murmure :
– Majesté, je vous prie de me pardonner l’état dans lequel je me présente devant vous. Je suis la… femme…
– Ça, l’interrompt à nouveau la fourmi dont les antennes frétillent d’amusement, nous le savons déjà, mon enfant. Vous n’auriez pas passé les portes de la fourmilière si vous aviez été mâle, nous vous le garantissons. Mais quelle espèce de femelle êtes-vous, voilà la question !
– Humaine, majesté, répond la reine.
Puis, voyant les antennes de son hôtesse se dresser de façon menaçante, elle ajoute précipitamment :
– Une mère, en mission désespérée pour sauver son enfant !
Une antenne s’avance alors précautionneusement vers la reine :
– Une mère, dites-vous ? Il y a de la magie là-dessous, alors ! Car, pour ce que nous connaissons de votre espèce, c’est-à-dire pas grand-chose, vous n’avez pas la taille réglementaire.
– Effectivement majesté. Laissez-moi vous expliquer…
Quelques instants plus tard, la reine des fourmis déclare, en se raclant les mandibules avec perplexité :
– Voilà une bien étrange histoire, mais elle vous a gagné notre sympathie, mon enfant. Ceci dit, nous n’avons jamais entendu parler de cet élixir : on vous aura mal renseignée.
– C’est impossible, gémit la reine. Que va devenir Blanche ?
– De grâce, ne vous laissez pas aller au désespoir, l’interrompt l’imposante fourmi. Nous allons activer nos réseaux et vérifier cette histoire. En attendant, vous êtes notre invitée et nous ferons notre possible pour rendre votre séjour parmi nous aussi agréable que possible.
– Merci, s’exclame la reine, vous êtes vraiment trop aimable, majesté.
– Mais par pitié, arrêtez de nous donner du majesté à toutes les sauces ! Appelez-moi mère, comme tout le monde. Et si vous voulez bien m’excuser, il me faut m’installer pour pondre.
La fourmi s’allonge sur un lit de feuilles sèches et une jeune assistante se place derrière elle. L’œuf nouvellement pondu est attrapé au vol et l’assistante s’éclipse. Elle est aussitôt remplacée et le ballet se déroule sans heurts et, semble-t-il à la reine, sans le moindre inconfort pour la pondeuse. Au contraire, celle-ci lui fait signe de venir s’installer à côté d’elle :
– Faites pour moi toute la lumière sur votre mystérieuse affirmation que vous êtes reine, dans quelque autre dimension. Comment vous y êtes-vous prise ? Car, si vous me permettez ma franchise, vous êtes d’une laideur à donner des cauchemars à une nymphe dans son cocon ! Tout en vous froisse le sens de l’harmonie et défie les principes élémentaires du beau, du bon et du moral : cette silhouette longiligne sans sections ni pétiole centrale, alors que cette taille fait le charme, la grâce et l’originalité d’un corps de fourmi ; quatre membres au lieu de six, dont deux seulement pour vous déplacer, alors qu’un bon aplomb requiert un minimum de trois points d’appui au sol, six étant, évidemment, l’idéal. Et si je concède à vos mains une certaine utilité, n’en avoir que deux en limite considérablement l’efficacité.
La fourmi secoue ses antennes d’un air navré en considérant son invitée qui l’écoute, sidérée.
– Mais le pire, c’est votre tête ! Je me demande où notre Créatrice avait la sienne, de tête, quand Elle a conçu la vôtre : pas de mandibules, pas de jabot, des yeux sans facettes, enfoncés dans leurs orbites et dirigés inexorablement devant vous, comme si le danger ne pouvait arriver que de face. Et pas d’antennes ! Comment faites-vous pour communiquer avec vos sujets ? Comment reconnaissez-vous vos consœurs ? Comment repérez-vous l’intensité et la direction de la piste à suivre ? Ma pauvre enfant, la nature ne vous a pas avantagée et…
Rouge d’indignation, la reine s’exclame :
– Mais comment osez-vous dire des choses pareilles !
– Parce que c’est la vérité, rétorque la fourmi. Je ne suis quand même pas la première à vous le dire ?
– Vous vous trompez, crie la reine, je suis belle, très belle ! Le miroir… mon père… mon époux, le roi…
La reine s’interrompt brusquement, puis baisse la tête et murmure :
– Pourtant, au fond de moi, j’ai toujours eu un doute, alors même que j’étais convaincue de n’être aimée que pour ma beauté !
La fourmi effleure l’épaule de sa compagne d’une antenne compatissante.
– Ne rendez pas les choses plus compliquées qu’elles ne le sont déjà, mon enfant. Vous êtes ce que vous êtes et il faut faire avec. Belle là-bas, laide ici, si vous ne voulez pas y perdre votre latin, vous pouvez toujours relativiser. Soyez assurée que votre aspect, même repoussant, ne nous empêche pas de vous apprécier, et nous ferons notre possible pour vous aider. En attendant, et pour vous distraire, laissez-nous vous parler de notre royaume. Nous ne vous proposerons pas une visite guidée, nous ne sortons plus guère de nos appartements, mais vous pourrez toujours aller vous y promener seule plus tard.
- Chapitre 7. Visite Non-Guidée -
La reine, pleine de l’énergie vibrante et joyeuse d’une curiosité sincère, avance lentement dans la pénombre d’un étroit tunnel où elle ne pourrait croiser une fourmi qu’avec difficulté.
– Je ne sais pas où je vais, mais la mère m’a assuré que j’étais en sécurité partout dans la fourmilière, alors je verrai bien !
Tout à coup, l’étroit couloir débouche sur une large artère à l’intense circulation. La reine s’y engage avec précaution. Les fourmis qui l’entourent lui effleurent le visage ou l’épaule d’une antenne légère, corrigent de quelques degrés leur trajectoire pour ne pas la bousculer avant de se fondre à nouveau dans le flot bruissant.
– Quelle étrange sensation ! murmure la reine. On me voit et on me fait place, pourtant, je ne suis ici qu’une étrangeté que l’on tolère avec une grâce et un naturel confondant. Je ne sais plus qui je suis, mais cela ne m’angoisse pas… au contraire, c’est agréable de ne devoir être rien de particulier. Il me semble que quelque chose en moi se calme, se détend. Comme un espace qui s’est ouvert et je peux enfin respirer à pleins poumons.
Tout à coup, le couloir se vide et la reine voit arriver sur elle une transporteuse qui traine en reculant une grosse gousse qui doit peser plusieurs fois son poids et qui remplit presque tout l’espace du couloir. La reine se plaque contre la paroi pour la laisser passer, émerveillée par son opiniâtreté et sa force.
Un peu plus loin, elle tombe en admiration devant deux ouvrières qui colmatent avec une grande dextérité une fissure du plafond.
Finalement, elle arrive à l’entrée d’un espace qui a tout d’une place de marché un jour de fête : une foule de fourmis affairées s’accostent et s’embrassent, se tournent autour, se donnent coups de main, coups de pied et coups d’antenne dans une indescriptible pagaille.
– Que se racontent-elles dans leur langage cliquetant ? se demande la reine en observant le joyeux remue-ménage. Leur mère à toutes m’a dit qu’au cours de leur vie et selon leur âge, chaque fourmi remplira tour à tour toutes les fonctions nécessaires au bon fonctionnement de la fourmilière. Quelle perspective étonnante que celle de changer de rôle, de faire l’expérience d’une autre vie sans pour autant changer de parents ou de circonstances !
Une fourmi qui tient délicatement un œuf dans ses mandibules la frôle alors. Ravie, la reine lui emboîte le pas et les voilà qui débouchent bientôt dans la pénombre chaude et humide d’une pièce d’assez modeste dimension.
De jeunes fourmis se promènent parmi des rangées de petits haricots ronds, blancs et luisants dont elles caressent la surface nacrée de leurs antennes. Les mots affectueux de la mère parlant de sa progéniture reviennent à l’esprit de la reine :
– C’est le moment magique où tout est possible. Les vermisseaux qui grandissent dans leur petit paradis personnel n’ont pas encore de destin. Ce seront des citoyennes, des princesses, ou des guerrières, personne ne sait encore ce que l’avenir leur réserve.
– Comment cela est-il possible ? s’était étonnée la reine. Chez nous, tout est joué avant même la naissance.
– C’est un bien grand mystère, dont la clé se trouve dans ce que les larves recevront à manger, avait répondu la mère.
Traversant le couvain, la reine accède à une vaste salle où il fait encore plus chaud et humide. Au milieu, s’élève une montagne de gros vers segmentés et translucides. Les nourrices escaladent et retournent cette pile, à la recherche des minuscules têtes qui s’agitent à l’extrémité de chacun des petits ballons de baudruches.
– Manger est le seul but de la courte vie d’une larve et elle s’y consacre corps et âme, avait expliqué la mère. Mais vient le moment où elle a fait le tour de la question. Elle perd alors son bel appétit, se tisse un cocon, et nous ne pouvons plus rien faire pour elle. Pour que s’opère le miracle de sa métamorphose, il lui faut oublier tout ce qu’elle a été et accepter que s’ouvrent les possibles.
Subjuguée, la reine observe ce ballet frénétique dont elle perçoit pourtant le rythme, la finalité imperturbable.
Mais un renfoncement aménagé au fond de la salle attire son attention. Elle s’approche et réalise qu’elle est devant une pile de cocons. Debout à côté des nymphes qui lui semblent aussi sereines que les larves étaient agitées, la reine a soudain l’impression d’être dans un cocon, elle aussi. Est-elle en train de se transformer ? Dans son esprit dépouillé comme un ciel d’été, de vagues souvenirs passent comme de légers nuages aux formes vaguement familières.
Soudain, une fourmi manchote qu’elle n’a pas entendue venir lui agite son moignon sous le nez en faisant valser ses antennes avant de s’éloigner vers la sortie.
– M’apporte-t-elle des nouvelles de l’élixir ? se demande la reine, réalisant soudain qu’elle n’a pensé ni à Blanche ni à son royaume depuis qu’elle s’est aventurée dans les couloirs frémissants de la fourmilière.
Tout en suivant son guide, elle essaie d’évaluer le temps écoulé depuis son arrivée et elle sent qu’il ne faut plus qu’elle tarde si elle veut être de retour au château avant le matin.
Dans la salle du trône, la mère est entourée d’une dizaine de fourmis fort agitées qui se pressent autour d’elle, la caressent de leurs antennes, lui offrent la nourriture de leur jabot, s’éloignent pour laisser la place à une consœur puis reviennent à la charge.
– Mes messagères sont de retour, mon enfant, déclare finalement la mère en congédiant tout son petit monde. Elles ont des informations qui vous intéresseront. D’abord, celui qui vous a parlé de cet élixir vous a mal renseignée : aucune fourmi n’en a jamais entendu parler. Nous avons toutes sortes de molécules intéressantes, mais rien qui corresponde à ce que vous cherchez.
– Mon Dieu, gémit la reine, comment est-ce possible ?
– Cependant, reprend la fourmi, votre fille a retrouvé l’usage de ses jambes. Le mal a cessé de progresser dès le lendemain de votre départ, bien que la guérison se soit étalée sur plusieurs mois. Aujourd’hui, votre petite Blanche va tout à fait bien, à part quelques difficultés d’ordre relationnel avec sa belle-mère, la nouvelle reine.
– Des mois ! s’exclame la reine. Mais j’ai quitté le château il y a quelques heures à peine, une nuit tout au plus !
– Une nuit que vous avez passée ici, où il fait toujours nuit. Dehors, en revanche, une année s’est écoulée.
– Comment ? bafouille la malheureuse femme qui est devenue aussi pâle que les œufs que s’est remise à pondre son hôtesse. Un an, et le roi s’est remarié ? Mais comment…
– Mettez-vous à sa place, mon petit, soupire la mère. Vous disparaissez sans laisser de traces et ne donnez plus de nouvelles…
La reine a l’impression que tout s’écroule autour d’elle, que le sol s’ouvre sous ses pieds et qu’elle tombe, tombe dans un vide sans fin.
– Nous comprenons votre désarroi, reprend la fourmi dont les antennes frémissent de compassion, mais essayez de ne pas vous affoler. Quand ce qui était n’est plus, on perd son temps à vouloir que cela soit.
Hébétée, la reine regarde autour d’elle.
– Il faut que je rentre immédiatement, déclare-t-elle. J’expliquerai tout au roi, il comprendra.
– Voilà une très mauvaise idée, interrompt la maîtresse fournie d’une voix ferme. Écoutez-nous plutôt : le roi s’est finalement accommodé de votre départ et vous allez lui compliquer la vie en réapparaissant maintenant. Ne le pensez pas ingrat, il vous pleure encore. Et il vous a érigé une splendide statue sur la place principale de la ville. Vos sujets ont pris l’habitude de déposer fleurs et offrandes à ses pieds et certaines guérisons miraculeuses auraient suivi des prières adressées à votre effigie. Vous voyez, votre peuple ne vous oublie pas et vous continuez à le servir, d’une certaine façon.
La reine ne sait quoi répondre. Des vagues d’émotions contradictoires déferlent sur elle. Sous la confusion et la frustration, elle sent comme une brise de soulagement qui s’insinue vers sa conscience.
– Mais que vais-je devenir, murmure-t-elle ?
– Pensez à nos larves, répond la mère en lui tapotant l’épaule d’une antenne compatissante. Quand elles s’enferment dans leurs cocons, on ne leur demande pas de savoir. La voie s’ouvre, le moment venu. Pour l’instant, dépouillez-vous de vos certitudes. Vous verrez, l’essentiel reste. Il est rarement là où on l’attendait, mais il reste. N’ayez pas peur, mon enfant. Nous, qui sommes sur cette terre depuis plus de cent millions d’années, le savons bien : il n’y a rien à craindre. Et vous pouvez rester ici aussi longtemps que vous le désirez.
– Vous êtes trop aimable, mais il y a une chose dont je suis à peu près sûre, c’est que ma place n’est pas dans votre fourmilière. La nature, le soleil me manquent.
– Ha ! Chère enfant, comme nous comprenons votre fascination pour la lumière ! Car, à l’occasion de notre vol nuptial, nous avons passé quelques courts instants à l’air libre. Nous étions princesse, nous ouvrions nos ailes pour la première fois et nous étions poursuivie par un bataillon de bourdons amoureux. Des hauteurs célestes où nous emportait la passion, la vue était magnifique, le monde magique et le soleil… Nous avions beau avoir la tête ailleurs, nous gardons un souvenir enchanteur de cette sortie.
Puis, avec un raclement ironique des mandibules, elle ajoute :
– C’est que nous ne savons pas ce qui nous attend quand nous retombons sur nos pattes. Sans protection, sans sujets et sans royaume, nous devons nous mettre au travail : nous nous arrachons ces ailes désormais encombrantes, trouvons une cachette sûre où pondre nos œufs et nourrissons de notre propre corps nos premières larves. Mais quelle aventure que ces débuts d’une vie de reine, quelle sensation de liberté, quel sentiment d’un possible sans limites !
La fourmi s’interrompt, songeuse. Puis, redressant joyeusement les antennes, elle reprend :
– Maintenant, nous n’avons plus qu’à pondre et tous nos désirs sont exaucés par une armée de filles dévouées. Nous ne cessons de nous émerveiller de cet extraordinaire ballet qui se déroule autour de nous, mais nous ne quittons plus nos appartements. Vous, mon enfant, avez commencé là où nous finissons, au fond d’une fourmilière. Se peut-il que vous finissiez là où nous avons commencé ? Au soleil et au milieu d’une nature étincelante ? Seule, mais libre de vos mouvements ? Sans serviteur, mais indépendante, vivant à votre rythme, loin des obligations des protocoles du pouvoir ? Les deux ont du bon et du moins bon ; les deux font partie des possibles et donc valent la peine d’être explorés. Alors, voici notre cadeau d’adieu : profitez pleinement de chacune de vos incarnations, mais ne vous y accrochez pas quand elles deviennent lourdes. Elles ne sont pas faites pour durer. Allez de l’avant plutôt que de l’arrière et faites-vous donc un peu confiance.
– Oui, murmure la reine, ma vie de souveraine me pesait parfois au-delà du supportable…
- Chapitre 8. Fin de Partie -
L’aube pointe. La cime des arbres commence à se découper en ombres chinoises sur le ciel qui pâlit. L’air de la nuit, vif et humide, surprend la reine quand elle émerge de la fourmilière. Elle fait un signe de remerciement aux soldates qui l’ont raccompagnée, puis elle s’éloigne laborieusement de l’entrée : elle ne veut pas risquer d’endommager la fourmilière en reprenant sa taille normale.
Finalement, elle s’arrête et appelle :
– Miroir ?
Aussitôt, une vague de nausées la submerge et un éclair de douleur lui traverse les tempes. Elle tombe à genoux en se tenant la tête :
– Seigneur, que ce processus est violent ! marmonne-t-elle.
– J’en suis désolé, Majesté, répond la voix toute proche du miroir. C’est qu’il s’agit d’une magie efficace, mais rudimentaire, conçue si longtemps avant l’apparition de l’espèce humaine que son utilisation sur l’homme n’avait jamais été envisagée.
– Heureusement que ça ne dure pas, dit la reine en se relevant, la main pressée sur son estomac.
– Majesté, auriez-vous la bonté de me dégager de ma gangue végétale ? Je suis envahi de termites et couvert de champignons ! Je vais avoir besoin d’une restauration complète. Je ne veux, bien sûr, présumer de rien, mais… vous en avez mis du temps ! L’idée m’a effleuré que vous aviez décidé de passer le reste de vos jours sous cette souche.
– Hélas, Miroir, j’étais dans un autre monde. J’ai perdu toute notion du temps. Et je viens juste d’apprendre que le roi s’est remarié !
– Mais notre petite Blanche se porte comme un charme, majesté, et elle est sans conteste la plus belle femme que la terre ait jamais portée. Mais cela peut rester entre nous, si vous le désirez.
Non sans mal, la reine redresse le miroir et l’appuie contre un arbre. Avec sa manche, elle essuie la glace couverte de terre, de feuilles mortes et de limaces. Finalement, à son reflet qui apparaît dans la surface argentée, elle murmure :
– Vous avez raison, Miroir. Si Blanche va bien, c’est l’essentiel. Quant à m’installer dans la fourmilière… j’y ai songé, mais j’avais trop envie de revoir le soleil. Et la mère des fourmis se serait lassée de mon apparence : elle me trouvait vraiment trop laide.
– Ce que je comprends, majesté… je veux dire, si l’on se place d’un point de vue de fourmi. Ce qui relativise, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, murmure la reine en regardant autour d’elle d’un air perdu. Mais si je ne suis plus reine, alors, qui suis-je ?
– Ah ! s’exclame le miroir d’une voix joyeuse, enfin ! J’attends cette question depuis le début de l’histoire et je commençais à perdre espoir ! Qui êtes-vous, majesté ? Qu’êtes-vous, pour être plus précis ? Chez les fourmis, vous n’êtes ni belle, ni capable, ni désirable, ni reine. Alors que vous étiez tout cela chez vous. Donc, soit l’un, soit l’autre, selon le contexte, ou ni l’un ni l’autre, puisque les deux à la fois, si vous voyez ce que je veux dire.
– Pas vraiment, Miroir, murmure la reine en secouant doucement la tête. Si ce n’est qu’il y a quand même des choses qui n’ont pas changé, comme votre façon de me parler.
– C’est, Majesté, qu’on se trompe en ne voyant que l’adjectif : belle, laide, jeune, vieille, tout cela ne dure qu’un instant. Alors que la solution se trouve à côté, dans le Je qui ne change pas et surtout dans l’Être… et ce qu’il y a juste avant, le Non-Être et tout ce qui est possible avant que le décor ne soit planté, avant que le rideau ne se lève et que ne soient prononcés les premiers mots.
Dans le miroir, le reflet de la reine se dissout lentement, remplacé par un noir profond, qui brille d’un éclat soyeux et dégage une impression bouillonnante de vide et de plein, de chaud et de froid, de tout et de rien.
Fascinée, la reine observe ce paradoxe mystérieux. Puis il lui semble que ce noir se remplit d’étoiles. Tout à coup, une planète bleu-vert surgit du néant. C’est tellement beau qu’elle en a le souffle coupé.
Mais déjà, des déserts, des montagnes et des mers aux couleurs éblouissantes défilent devant elle pour s’immobiliser sur une forêt émeraude… et la voilà à nouveau debout dans le miroir. C’est le même reflet en haillons qu’elle contemplait l’instant précédent, mais paré maintenant d’un manteau d’étoiles.
– Vous Êtes, Majesté, reprend doucement le miroir. Il n’y a rien à ajouter à cela, vous êtes et cela suffit. Pour l’instant, cela suffit…
La reine sourit. La forêt se réveille autour d’elle, dans une symphonie de mille petits bruits qu’elle écoute, émerveillée.
– Ceci dit, majesté, marmonne le miroir au bout d’un moment, il n’y a aucun mal à vouloir compléter la phrase, c’est même recommandé : si nous restions tous plantés là, il n’y aurait pas beaucoup d’histoires à raconter et on finirait par s’ennuyer.
– En effet, répond la reine avec un sourire paisible, cette histoire n’est pas terminée.
- Épilogue -
– Et voilà, je suis perdu ! Comme d’habitude ! marmonne le prince qui sent des larmes de rage lui monter aux yeux.
Puis, à sa monture qui, faute de consignes claires, s’est arrêtée au milieu du chemin :
– Où me suis-je trompé ? On m’avait affirmé que je ne pouvais pas la manquer : une fois passé le col, il suffisait de s’enfoncer dans la forêt, toujours tout droit, une petite demi-journée de marche. Or, j’ai suivi ces indications à la lettre et ça fait deux jours que je tourne en rond !
Profitant du désarroi de son cavalier, le cheval happe, sur le bord du chemin, une touffe d’herbe gonflée de sève. Le prince le laisse faire et ils restent immobiles et silencieux un long moment, l’un à mâchonner, l’autre à considérer l’étendue de sa déconfiture.
Tout à coup, le prince tend l’oreille : une voix pure fredonne dans l’air tiède, non loin de là. Sans attendre l’ordre de son cavalier, le cheval repart vers cette voix qui se fait plus forte, plus joyeuse, plus jubilatoire au fur et à mesure qu’ils s’en approchent.
Au détour du sentier, ils aperçoivent une femme qui marche sans hâte, un panier plein de champignons au bras. Dès qu’elle aperçoit le prince, elle lui fait signe de la main.
– Bonjour, mon enfant. Vous cherchez quelque chose ou quelqu’un ?
Le prince s’approche de la femme dont le visage est dissimulé par la capuche d’une longue cape aux reflets d’argent.
– Je cherche la Dame au miroir et j’ai peur de m’être perdu.
– Au contraire, mon petit, vous êtes arrivé. Mon logis est au bout de ce chemin. Voulez-vous me suivre ?
Avant que le prince ait pu répondre, la femme repart d’un pas si gracieux et si plein d’énergie qu’elle semble danser et le jeune homme la suit, revigoré rien qu’à la regarder.
Ils arrivent bientôt devant une maisonnette flanquée, à droite, d’une fourmilière géante et à gauche, d’un miroir au cadre d’argent rococo appuyé contre un arbre, celui-là même que le prince voulait consulter, car il a la réputation de répondre, avec l’aide de sa propriétaire, aux questions des âmes en mal de sens.
Avec un soupir de soulagement, le jeune homme met pied à terre devant un petit portail qui s’ouvre sur une allée de graviers blancs menant à l’habitation. Surpris à la vue d’un accès sans clôture, le prince se souvient alors d’une rumeur selon laquelle les fourmis protègent leur voisine : les individus malintentionnés ne dépassent jamais ce portail.
La femme pose son panier au milieu de l’allée et gagne un parterre de fleurs multicolores dont elle ramasse une brassée odorante en lançant joyeusement :
– Inutile d’attacher votre cheval, Prince, il ne risque rien ici et il y a une source derrière la cabane.
Une telle impression d’équilibre et d’harmonie se dégage de l’endroit, que, sans hésiter, le prince lâche sa monture.
– Auriez-vous la gentillesse de prendre mon panier ? reprend la Dame au Miroir.
Puis, approchant son visage des boutons parfumés, elle ajoute avec un rire joyeux qui réchauffe le cœur du jeune homme :
– Vous permettez que j’invite à notre table ces merveilles chatoyantes que je cultive avec l’aide du soleil ? Car je vous attendais. J’ai préparé des crêpes que nous mangerons au miel.
Quelques heures et une grande quantité de crêpes plus tard, le prince repousse son assiette.
– Comment vous sentez-vous maintenant, mon petit ? demande la dame qui ramasse l’assiette en souriant au jeune homme.
– Cela fait longtemps que je ne me suis pas senti aussi bien.
Le prince a le ventre plein, bien sûr. Mais surtout, il sent qu’on l’a écouté et regardé se régaler avec un ravissement sincère. Au fur et à mesure qu’il racontait son histoire, son esprit se purifiait, comme une eau boueuse qu’on laisse reposer. Ses peurs, ses doutes et ses angoisses gisent quelque part au fond de lui et il sent maintenant qu’il a toujours été là où il fallait qu’il soit, qu’il a toujours fait ce qu’il fallait qu’il fasse.
– Oui, je me sens merveilleusement bien, répète le prince, incapable d’exprimer plus précisément ce qu’il ressent.
– On sous-estime les vertus des crêpes au miel, déclare la femme en riant. Mais vous êtes venu interroger le miroir ?
– En effet, madame, à cause d’un rêve qui me hante depuis quelque temps : j’erre dans une forêt inconnue, je ne sais pas pourquoi je suis là, mais, brusquement, je sais qu’on m’attend et qu’il y a urgence. Je cherche un endroit précis, je sens que je n’en suis plus très loin et que j’y trouverai ce que je désire le plus au monde. Soudain, la forêt s’éclaircit, je vois un rayon de soleil, ce que je poursuis est à portée de main… mais je me réveille toujours à cet instant. Si cela continue, je vais devenir fou !
– Vous avez bien fait de venir, mon petit, répond la femme en remettant sa cape et en tirant la capuche sur sa tête. Puis elle prend le prince par la main et l’entraine dans le jardin. Debout devant le miroir, elle murmure :
Miroir, Miroir magique,
À la question de Frédéric,
Donnez réponse prosaïque :
Que cherche cet enfant ?
Dans le miroir apparaît une clairière pleine de lumière. Au milieu, un rayon de soleil tombe sur un cercueil de verre dans lequel est couchée une jeune fille si belle que le prince en a le souffle coupé.
– Qui est-ce, murmure-t-il ?
Une petite voix s’élève du miroir :
– C’est la princesse de ce royaume, prince. Hélas, elle est la proie d’un sortilège et elle a besoin de votre aide (excusez-moi, Majesté, mais vous savez bien qu’un jour ou l’autre, il allait falloir s’en occuper et je pense que celui-ci fera l’affaire). Je disais donc, prince, que cette éblouissante enfant est aussi une jeune femme charmante et que vous êtes faits pour vous entendre. De plus, en la rendant à son vieux père, vous ferez du roi le plus heureux des hommes et il saura vous remercier (majesté, vous vous doutez que la disparition de Blanche, si elle se prolonge, va tuer ce pauvre homme qui ne s’est jamais vraiment remis de la vôtre). Et, prince, je terminerai en vous signalant que cette charmante enfant se trouve non loin d’ici, moins d’une demi-journée de cheval si vous coupez à travers la forêt.
Un peu dérouté, le prince demande :
– C’est à moi qu’il parle, madame ?
– Tout à fait, mon petit, répond la maîtresse des lieux. Concentrez-vous sur ce qui résonne pour vous et oubliez le reste qui n’est que divagation obscure d’oracle.
– Alors, si vous le permettez, je vais aller secourir cette princesse, déclare le prince les yeux brillants.
En raccompagnant son visiteur à son cheval, la Dame cueille une rose rouge et la tend au jeune homme.
– Pour la princesse…
Mais déjà, le jeune homme enfourche son fidèle destrier et part au galop, droit devant lui.
– Pas par là, prince ! s’exclame la Dame au Miroir. Contournez la maison et prenez à droite. Ensuite, c’est tout droit. Vous ne pouvez pas vous…
– Merci pour tout, crie le prince en repassant sans ralentir devant le petit portail.
– Tout le plaisir fut pour moi, murmure la dame au nuage de poussière. Embrassez Blanche de ma part.
Installée sur une souche à côté du miroir, la reine épluche les champignons.
– Je sais, déclare le miroir, ce n’est pas gagné. Mais il faut leur faire confiance. Et quand vous irez aux noces, je serai, pour la princesse, un cadeau de mariage idéal. Vous, majesté, n’avez plus besoin de moi !
- Fin -